En livrant son témoignage, Roselyne Chenu, qui a travaillé à partir de 1964 au Congrès pour la liberté de la culture, prolonge les travaux de Pierre Grémion1et éclaire nombre d’aspects de cette grande aventure intellectuelle née, avant tout, de la volonté de résister à l’influence communiste totalitaire dans l’Europe d’après-guerre, une Europe qui venait de subir le Coup de Prague (février 1948), suivi du blocus de Berlin (juin 1948-mai 1949). A propos du livre de Roselyne Chenu, En lutte contre les dictatures, Le Congrès pour la liberté de la culture (1950-1978), Entretiens avec Nicolas Stenger, préface d’Alfred Grosser, Éditions du Félin, 2018, 251p, 22 €)
Article paru dans L’OURS 485, février 2019.
La liberté de la culture revendiquée par un Manifeste aux hommes libres, rédigé pour l’essentiel par Manès Sperber (que l’on trouve reproduit ici et qu’on peut relire avec le plus grand intérêt), rassemble à Berlin-Ouest, les 26-30 juin 1950, 118 intellectuels ou personnalités et non des moindres : Margaret Buber-Neumann (rescapée des camps soviétiques et des camps nazis), Henri Frenay, Arthur Koestler, Eugen Kogon (ancien déporté), Rémy Roure (ancien déporté), André Philip, Jules Romains, Denis de Rougemont, Ignazio Silone, pour ne citer que quelques noms2. Tous ensemble, ils constituent une véritable pléiade. L’organisation dirigée par Michael Josselson, secondé par Nicolas Nabokov, se dote d’un comité exécutif auquel participera Raymond Aron. Elle est à l’origine de la publication de multiples revues : Cuadernos, Encounter, Forum, Tempo presentemais aussi Quest(Inde), Quadrant(Australie), Freedom-Jiyre(Japon), Black Orpheus(Nigéria, avec l’écrivain Wole Soyinka), The Classic(Johannesbourg), Transition(Ouganda) qui auront des destins variés, sans oublier Preuvesqui rivalise sans difficulté, par la haute tenue de ses articles et les champs de réflexion ou d’information qu’elle ouvre, avec Esprit, ou mieux encoreLes Temps modernesde Sartre. L’index des noms cités tisse comme une constellation recouvrant tous les continents par la présence d’hommes décidés à défendre la démocratie.
Un fonds pour la liberté des intellectuels
En parallèle au Congrès lui-même fut lancé un fonds pour la liberté des intellectuels destiné à les soutenir moralement par l’envoi de livres, par exemple (le philosophe Jan Patoska en bénéficia), ou de bourses pour voyager. Se créèrent quelque temps plus tard, en France, des Cercles pour la liberté de la culture à l’initiative de Jacques Enock, militant du PSU. À cela s’ajouteront les « mardis de Preuves », le Congrès soutenant de multiples initiatives, notamment l’organisation de colloques internationaux. Le point commun à toutes ces entreprises est l’autonomie que les subventions reçues du Congrès ne mettent jamais en cause. C’est Louis Mercier-Vega qui exprime clairement la manière d’agir du Congrès qui n’a rien à voir avec celle des organismes internationaux dépendant de Moscou : « Le congrès n’est pas un organisme centralisé avec une politique définie, sinon un carrefour d’intellectuels où chacun est libre d’exprimer son opinion et où tous sont d’accord pour défendre ce droit à la critique » (lettre à Benito Milla, 1965). C’est la philosophie qui gouverne l’aventure fondée sur une « morale de la liberté » (P. Grémion).
Roselyne Chenu place au centre des dix-neuf entretiens qui constituent le volume la figure de Pierre Emmanuel (1916-1984), poète et résistant, homme de radio et académicien (1968), dont le rôle fut essentiel dans la mesure où il fut tout entier animé par la nécessité, non seulement de dénoncer le totalitarisme soviétique, mais aussi les dictatures en Espagne, au Portugal, en Argentin et à Cuba. Ainsi, en février 1952, se tint un grand meeting de protestation contre la condamnation à mort de onze militants libertaires de la CNT. En 1968, le Congrès aide à l’organisation, au Portugal, d’une manifestation contre la guerre du Vietnam devant l’ambassade américaine alors que le régime de Salazar est soutenu par les USA ! Les prises de position du Congrès lui valent, à la fin de la guerre d’Algérie, d’être le 17 février 1962 victime d’un attentat de l’OAS…
En avril 1966, le New York Timesrévèle que le Congrès est financé indirectement, par le biais de fondations écran. L’hypothèse de Roselyne Chenu est que ces révélations sont venues de l’aile réactionnaire de la CIA elle-même pour mettre en difficulté ces libéraux bien trop indépendants dans leur manière d’aborder les grands problèmes qui agitent le monde à cette époque, rebelles à toutes directives imposées par un État. Le Congrès se réorganise en 1967, dénommé désormais Association internationale pour la liberté de la culture, financée (de moins en moins) par la Fondation Ford. Il cesse ses activités en 1978… alors que les mouvements d’opposition renaissent en Europe centrale et que la dissidence en Russie trouve une place inattendue dans les relations internationales. C’est aussi une génération qui s’efface : Michael Josselson, Nicolas Nabobov, Hans Oprecht, Ignazio Silone meurent en 1978.
Le Congrès pour la liberté de la culture s’était donné pour but de combattre les totalitarismes de tous bords par l’échange, la création, la liberté de penser. Il y a réussi notamment en 1952 avec un formidable festival : « L’Œuvre du XXe siècle » qui permit, entre autres choses la redécouverte de Gustav Mahler, avec une exposition au Musée des arts décoratifs devenue mythique « Afrique : 100 tribus, 100 chefs-d’œuvre » (1964), ou encore un colloque Baudelaire (1966) qui marqua de son emprunte la critique littéraire. Son rôle a peut-être été plus fécond que l’on se l’imagine tant son action est sous-estimée3. C’est dire toute la richesse de ce précieux témoignage.
Jean-Louis Panné
(1) Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Fayard, 1995. Preuves, une revue européenne à Paris, Julliard, 1989.
(2) La liste impressionnante des participants est reproduite en annexe.
(3) La récente Saga des intellectuels français de François Dosse (Gallimard, 2018), plate, convenue, de seconde ou troisième main, cite l’existence du Congrès mais ne cherche nullement à en mesurer l’impact, ni à montrer l’originalité de son positionnement. Il ne fait que reproduire ce qui s’écrit, rapidement, sans réflexion, un peu partout. On voit que l’auteur n’a pas pris la peine de consulter la revue Preuves.