Cette nouvelle histoire du Front populaire donnée par Jean Vigreux – qui en avait, déjà , livré une esquisse dans un Que sais-je ? en 2011 – a l’avantage d’embrasser large pour rendre compte des dimensions politiques, sociales, culturelles de ce moment important de notre histoire contemporaine.
A propos du livre de Jean Vigreux, Histoire du Front populaire. L’échappée belle, Tallandier, 2016, 365p, 22,90€
Article paru dans L’OURS n°460, juillet-août 2016, page 7.
Jean Vigreux accorde presque autant de pages aux débuts du Front populaire, à « l’exercice du pouvoir » proprement dit du printemps 1936 à l’été 1938, à l’analyse des caractères du mouvement, aux formes de la politisation, et à l’attitude de pans entiers de la société française. Intéressant, également, est son souci de ne pas oublier – ce qui est parfois le cas – l’empire colonial et ses différents territoires, car la France de l’entre-deux-guerres est une société coloniale. Cela en est même peut-être l’apogée, alors que les ferments de dissociation apparaissent. Enfin, il est utile de placer cet épisode français dans le contexte international, non pas seulement dans la menace de guerre, et dans la polarité entre l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, mais dans les évolutions politiques et économiques, l’écho du New-Deal notamment.
Crises et rassemblement antifasciste
C’est un enchevêtrement de crises qui permet de comprendre la naissance du Front populaire. Crise économique, plus complexe que ne l’avait analysé Alfred Sauvy, car plus différenciée, crise sociale qui cumule les mécontentements, crise politique enfin, dans un système qui ne trouve pas une majorité politique stable, ni à droite, ni à gauche, le Parti radical l’incarnant par ses fortes contradictions internes. Jean Vigreux a raison de montrer que la clef de la formation du rassemblement du Front populaire tient dans la vigueur de l’antifascisme qui a saisi les hommes et les femmes de gauche. Et il y a, effectivement, un Front populaire en gestation par le bas. Mais, il ne serait pas allé au bout sans le changement de ligne de l’Internationale communiste, du printemps 1934, confirmé en 1935. L’auteur parle du rôle de Georges Dimitrov, président de l’IC, mais, à cette époque, tout est décidé par Staline. Le Parti communiste, et Maurice Thorez, tout particulièrement, ont été à l’aise avec cette nouvelle ligne qui leur a permis de retrouver la tradition républicaine française. Et cela est fort bien décrit dans le livre avec la mutation du PC qui devient, pour quelques décennies, un réel parti de masses. Mais, en même temps, et cela doit être souligné, il demeure un parti « stalinisé » qui privilégie son appartenance au communisme international, comme le montrera le retournement de l’été 1939. Il n’assume pas l’idée de reformer le régime capitaliste. Son soutien au Parti radical, qui ne voulait pas des nationalisations proposées par les socialistes, dans l’élaboration du programme du Front populaire, marque le primat de la tactique dans son positionnement. Pour favoriser la résistance au nazisme, l’adhésion du Parti radical était fondamentale. Ce qui n’empêchait pas la rivalité maintenue avec la SFIO. Et le Front populaire fut aussi une lutte d’influence à gauche – dont la CGT réunifiée fut le théâtre par excellence après la vague des grèves. C’est une dimension évidemment évoquée dans le livre, mais peut être pas suffisamment.
Le dense bilan d’une coalition fragile
Les analyses des gouvernements de Front populaire proprement dit sont précises et font écho aux travaux récents. Un intérêt supplémentaire – que l’on retrouve dans les autres parties du livre – est de concrétiser l’actualité nationale par des exemples locaux (tout particulièrement la Côte-d’Or pour le professeur à l’université de Dijon…). Les fragilités de la coalition du Front populaire sont visibles dès la victoire électorale – la majorité parlementaire dépendait des radicaux à l’Assemblée nationale et au Sénat (devant qui les gouvernements sont responsables sous la IIIe République), et les communistes, malgré le désir de Maurice Thorez, exercent le « ministère des masses ». Le programme du Front populaire, qui plus est, est dépourvu des moyens qui seraient nécessaires pour accompagner le cœur de sa politique d’accroissement du pouvoir d’achat (refus de la dévaluation, pas de contrôle des changes alors que la « fuite des capitaux » est une donnée précoce, peu de réformes de structure, etc.). L’antifascisme, s’il est assuré nationalement par les partis de gauche, est plus incertain internationalement, la volonté de paix étant largement partagée. Les hésitations sur la guerre civile espagnole, et le choix de la « non-intervention », même relâchée, le montrent amplement. Mais, en même temps, le gouvernement de Léon Blum réussit à donner un débouché politique au mouvement social majeur de l’été 1936. En quelques semaines, tout un train de lois change le visage social de la France (les conventions collectives, les délégués du personnel, les congés payés, les 40 heures de travail par semaine, etc.). Un « irréversible » se produit. Et si les acquis sont mis en cause dès l’été 1938 et plus encore par Vichy, ils seront rétablis et amplifiés à la Libération. Le Front populaire s’inscrit ainsi dans une séquence historique longue. La démocratie sociale vient compléter et corriger la démocratie libérale.
Gouverner autrement
Mais, au-delà , il y a un « esprit » du Front populaire, que peut résumer la notion d’humanisme. Toutes les politiques – partiellement mises en œuvre – tant son ambition est forte au départ : éducative, culturelle, sportive, dessinent une conception de la société qui tranche avec les pays totalitaires environnants. S’appuyant sur les travaux de Nicolas Roussellier, particulièrement son dernier livre, La force de gouverner (L’OURS 455), Jean Vigreux montre, également, qu’il y a eut une volonté de « gouverner autrement » et que Léon Blum avait une idée claire pour réformer le régime parlementaire sans remettre en cause la démocratie.
Les difficultés (qui ont commencé rapidement…) expliquent le délitement somme toute rapide de la coalition politique qui forme le Front populaire. Le climat d’opposition radicale, à droite et à l’extrême droite encore plus, la violence des propos, et parfois des actions (le complot de la « cagoule » en 1937 notamment) la montée en force du Parti social français, du colonel de la Rocque, véritable parti de masse de droite, et du Parti populaire français de Jacques Doriot, qui assume son orientation fasciste, doivent être présents à l’esprit pour comprendre la situation. Tout ne se joue pas à gauche, car la radicalisation politique pèse sur les évolutions politiques. Mais – et cela a été bien démontré par Serge Berstein dans ses études sur le Parti radical – ce sont bien les effets économiques de la politique suivie (la hausse des charges pour les petites entreprises et la crainte éprouvée pour le droit de propriété) qui ont influencé une part importante de l’électorat radical, les classes moyennes traditionnelles. Le retournement du Parti radical – comme en 1925 et en 1934 – amène l’échec du premier gouvernement Blum en juin 1937, l’immobilisme du gouvernement de Camille Chautemps jusqu’en janvier 1938, l’impossibilité pour Léon Blum de faire accepter une politique novatrice, d’inspiration keynésienne, dans son éphémère gouvernement de mars 1938. La fin du Front populaire est actée dès l’été 1938 – avec la politique économique libérale de Paul Reynaud dans le gouvernement Daladier. Les divisions sur les accords de Munich achèvent de diviser la gauche.
Les deux derniers chapitres qui, de manière thématique, reviennent sur les manifestations de la politisation dans les associations, les syndicats, les partis, à gauche et à droite, sur les manières dont le Front populaire a été vécu dans les élites, intellectuels, clergé catholique, patronat, police et armée, et dans des catégories « dominées », les femmes (il s’agit avant tout de la condition féminine), et les populations des territoires coloniaux, sont bienvenus et suggestifs. Ils remettent en perspective tout ce moment historique, et en variant les lectures, permettent de mesurer les raisons qui font du Front populaire non seulement un moment crucial de notre histoire, mais toujours un objet de débats.
Alain Bergounioux