Ce livre de Philippe Buton, universitaire à Reims, connu pour ses travaux sur le communisme et sur les guerres du XXe siècle, comble un vide historiographique majeur. A propos du livre de Philippe Buton, Histoire du gauchisme. L’héritage de mai 68, Perrin, 2021, 550 p, 26€
Si « les années 68 » sont aujourd’hui solidement historicisées et ont fait l’objet de nombreux travaux, de même que les acteurs politiques majeurs de la période (Parti communiste, Parti socialiste d’Épinay, giscardiens…), ce n’est le cas ni de la galaxie des organisations d’extrême gauche, ni de ce phénomène multiforme, autant culturel et social que politique, dénommé « gauchisme ».
L’auteur nous avertit d’emblée : il n’entend pas faire une histoire de l’extrême gauche (c’est-à-dire une histoire des organisations) mais une histoire du gauchisme, soit l’histoire de « la croyance millénariste en une révolution proche et radicale », qui atteint son acmé au début des années 1970, avant sa baisse de régime au mitan du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Pour autant, il montre bien l’interaction constante entre ces aspirations d’une jeunesse nombreuse et de plus en plus scolarisée, et l’offre politique de groupes révolutionnaires anciens (trotskystes, anarchistes) et nouveaux (maoïstes). Il faut donc bien aborder l’histoire de ces groupes, leurs différentes caractéristiques (le PCMLF « maostalinien » n’est pas la Gauche prolétarienne « maospontex », pas plus que l’OCI n’est la Ligue communiste), une ligne de crête que l’auteur tient de manière convaincante, même si l’on peut regretter une tendance un peu trop « maocentrée » de son étude et de ses sources (rien ne nous est épargné des scissions successives du PCMLF…). La documentation mobilisée est considérable : presse, archives des organisations déposées à La Contemporaine de Nanterre, entretiens avec militants et anciens militants, et surtout archives policières et militaires (Renseignements généraux, Sécurité militaire, rapports préfectoraux).
Décélération
On trouvera dans ce livre, organisé en quatorze chapitres thématiques, des pages substantielles sur ce qu’est « être révolutionnaire dans les années 1968 », comme sur les différents secteurs d’influence ou d’intervention des « gauchistes » (lycées, universités, casernes, entreprises…) et, surtout, sur la question incontournable (mais souvent contournée par ses anciens acteurs….) de la violence révolutionnaire et de la perspective de la guerre civile, envisagée ou même appelée de ses vœux. Philippe Buton montre de manière argumentée que la violence politique est au cœur du gauchisme, du moins pour ceux de ses acteurs (GP, Ligue communiste) qui entendent la mettre en œuvre « ici et maintenant », par des actions « exemplaires » visant la police ou l’encadrement, un registre qui rapproche, au moins dans un premier temps (1968-1972), extrêmes gauches françaises et italiennes, par ailleurs dans une relation d’interactions et de mimétisme. Pourtant, on le sait, les gauchistes français reculent et s’engagent dans la voie de la décélération après 1972-1973, des fragments consistants de l’extrême gauche italienne franchissent le point de non-retour vers le terrorisme. Sur la question, depuis longtemps débattue du refus du terrorisme en France, l’auteur apporte des réponses convaincantes. Plutôt que le rôle de frein qu’auraient joué des intellectuels (ni Foucault et Sartre ne font alors dans la nuance…), il invoque une « sectarisation inachevée » des extrêmes gauches françaises, pas complètement émancipées de la culture républicaine et, surtout, la différence de contexte entre la France et l’Italie : l’extrême droite française « plus vichyste que fasciste » n’a ni la puissance ni la dangerosité de l’italienne, et la police française agit généralement avec plus de retenue que sa consoeur transalpine. Enfin, des mouvements sociaux pacifiques, comme la grève de Lip et l’existence d’une perspective politique tracée par l’union des gauches, permettent de faire baisser la tension.
En conclusion, l’auteur s’interroge sur l’héritage de cette aventure, qui impliqua des dizaines de milliers de jeunes pendant une bonne dizaine d’années. Si l’on peut discuter de la « conversion à la démocratie» du NPA, on ne peut que tomber d’accord sur le constat que de nombreux cadres intermédiaires du PS et de la France insoumise, du mouvement syndical, sont passés par cette école et ont subi son influence, pour le meilleur et pour le pire… Ce n’est que l’une des questions que ce livre important invite à débattre.
Gilles Vergnon
article paru dans L’ours 513, décembre 2021