Albert Memmi, Les hypothèses infinies : journal (1936-1962), édition établie et annotée par Guy Dugas, CNRS éditions, collection « Planète libre », 2021, 1432p, 45€
Quelques auteurs ont marqué le moment de la décolonisation. Tous étaient atypiques et Albert Memmi, décédé presque centenaire en mai 2020, fut de ceux-là . Son Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur (Gallimard ,1957, réédité en Folio) est précieux et nous permet de mieux comprendre l’époque, mais le Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (Gallimard, 2005, réédité en Folio) est peut-être plus nécessaire, nous donnant certaines clefs du malheur, aujourd’hui, de ces peuples. Son intérêt pour Israël et peut-être aussi son judaïsme font que certains milieux universitaires ou militants préfèrent ne pas trop s’intéresser à ce précurseur de l’anticolonialisme (ce que montre sans contestation possible ce Journal), observateur ensuite des nouveaux États indépendants. Il est pour certain facile de ne retenir « sur sa tombe fraiche, que ce qui arrange les certitudes »1.
Camus et Memmi, portraits croisés
Né dans le quartier juif de Tunis en 1920, fils d’un bourrelier dont l’on perçoit dans le Journal les angoisses du transfuge de classe, Albert Memmi fait partie de ces hommes qui ont connu la misère et auxquels l’école a tout permis. Ce fut pour Albert Camus, de huit ans son aîné, fils lui aussi d’une mère analphabète, celle de Belcourt, quartier populaire d’Alger, avec son instituteur, Monsieur Germain. Pour Albert Memmi, ce fut l’école de l’Alliance israélite universelle. Puis l’un comme l’autre, excellents élèves, obtinrent une bourse qui leur permit des études secondaires dans les meilleurs établissements, le grand lycée d’Alger pour l’un, le lycée Carnot de Tunis pour l’autre. Tous deux ont ensuite suivi à l’université d’Alger des études de philosophie. Mais arrêtons-là l’inventaire des points communs. Le milieu et la culture juive ont profondément marqué Memmi dans une société où Maltais, Français, Italiens, Juifs, Arabes et Berbères cohabitaient plus qu’ils ne vivaient ensemble, comme nous le montre son Journal. Et les départements d’Algérie n’étaient pas le protectorat d’une Tunisie devenue plus rapidement et plus facilement indépendante. Si l’expérience d’enseignant à Oran d’un Camus plus attiré par le journalisme et le théâtre (sans oublier le football) a été éphémère, Memmi fut professeur dans un collège tunisien puis au lycée Carnot. Traversant la Méditerranée, il devint chercheur au CNRS, en tant que psychologue dans le laboratoire de René Zazzo, puis à l’École pratique des hautes études, enseignant à HEC puis enseignant-chercheur à l’université de Nanterre. C’est Camus qui a, en 1953, préfacé son premier roman, La Statue de sel2, mais quatre ans plus tard, Sartre écrivait la préface de Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur. Notons que c’est également en 1953 qu’il appelle provisoirement (« titre encore à changer ») L’Etrangère ce roman, dont les héros sont une étudiante française catholique et un médecin tunisien juif, qui parut deux ans plus tard sous le titre de Agar.
L’édition d’un Journal
Ecrit sur d’autres supports, puis recopié, ce texte (« écrit pour les autres », mais pour qui écrit-on en fait ?) semble bien avoir été destiné à la publication. Largement inédite, il s’agit là de la première partie d’un journal qu’il commença à rédiger avant d’avoir seize ans et qui fut écrit pendant encore des décennies. Ce qui fait l’intérêt d’un journal, comme de beaucoup de manuscrit, ce sont les hésitations, les ratures (voire les brouillons lorsqu’il y en a eu et qu’ils subsistent, mais un journal est toujours un brouillon dont témoignent les nombreux « [sic] » de l’édition). Les ratures sont donc publiées, les abréviations explicitées, et le choix judicieux a été fait de publier en les signalant les phrases et les mots biffés sur le manuscrit. Nous sont ainsi soumises les contradictions d’un intellectuel, trop complexe, trop intelligent sans doute pour pouvoir être récupéré, qui persévère dans la prise en compte de la complexité des faits, des situations, des analyses, toutes ces « hypothèses infinies ».
L’appareil critique est conséquent, une trentaine de pages d’introduction et autant d’avant-propos dans lesquels les principes d’éditions expliquent les méthodes de l’éditeur. Guy Dugas a le courage d’utiliser la première personne pour aider le lecteur à accéder à un document qui communément n’est pas d’un abord aisé : « La première difficulté sur laquelle j’ai buté lorsqu’à la fin des années 70 j’ai entrepris de travailler sur l’Å“uvre d’Albert Memmi, c’est son caractère bifide: l’Å“uvre littéraire (romans, poésies, nouvelles, sans oublier les anthologies et quelques textes plus théoriques) se double d’une Å“uvre à caractère philosophique, sociologique ou psychosociologique, s’exprimant les plus souvent à travers le genre original du “portrait”. » L’on appréciera bien sûr l’index, qui permet de trouver des personnes et de s’y retrouver dans ces centaines de pages autrement que par l’entrée chronologique, mais aussi les annexes, une interview de 1975, une chronologie détaillée mise au clair par rapport aux notices antérieures grâce au journal, en attendant la biographie promise en fin du tome second.
Les journaux et carnets sont toujours un matériau de choix pour les chercheurs. Pensons ainsi aux Carnets d’Albert Camus, tenus et conservés de mai 1935 à décembre 1959 et dont la publication posthume date de la première moitié des années 1960 (sauf pour la période qui commence en mars 1951, publiée en 1989, cinq ans avant la publication du Premier homme préparé). Mais leur lecture ne laisse pas indifférent un lecteur qui n’a pas besoin d’être spécialiste, tout comme celle des correspondances intellectuelles : c’est la cas des lettres échangées par Camus et Louis Guilloux, par René Char et son premier biographe Georges Mounin, et surtout des extraordinaires échanges entre Camus et Char.
Un témoignage lucide sur son époque
Ce fort volume est tout autant une manière d’approfondir l’Å“uvre de Memmi qu’un témoignage lucide sur son époque, sur la Tunisie de ces années-là , la vie aussi d’un homme, clairvoyant, de son temps. La vie familiale y a sa place, lorsque l’enfant affirme que la Mademoiselle avec laquelle on joue aux cartes chez les voisins n’est pas une mademoiselle « parce que tu es trop vieille », et qui est celui auquel on explique qu’il doit perdre l’habitude de répondre « merde » pour marquer son mécontentement. Il y a aussi, il y a surtout, toutes ces discussions si importantes pour appréhender une société et qui ne laissent que presque pas de trace. Il peut être question de la situation politique, comme pendant la guerre avec un soldat anglais juif (« très Anglais assimilé ») qui propose « le rapprochement des peuples » pour lutter contre un antisémitisme auquel il est peu sensible : « Moi, je le sens + que vous » lui répond Memmi.
La chronologie d’un journal incite à y retrouver les grands événements du temps, notamment la fin de l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Mais sur Munich, il y a une allusion aux bruits de bottes avant l’accord, une plaisanterie sur Mussolini (« Les Italiens, à peine ouvre-t-il la bouche, crient de plein cÅ“ur : – Douché! Douché! »). Un an plus tard, la déclaration de guerre ne l’émeut pas et en mai 1940 il envisage les deux cas, mobilisation ou non des Tunisiens, et décide de ne partir que s’il y est obligé tout en concluant : « Mon bonheur ne doit pas dépendre des événements mais de moi-même ». En novembre 1942, après avoir mentionné le 9 « Alger est Anglais. Nous attendons du feu pour très peu », il précise deux jours plus tard, se demande s’il est « honteux (pourquoi?) de [s]a part de dire que [s]on seul sentiment dominant est une indifférence totale à tout ce qui se passe ». Nous sommes là loin du journaliste Camus, de ses éditoriaux d’Alger républicain et de Combat, de sa tentative de s’engager en 1939 en dépit de sa tuberculose. Cela nous renvoie aussi à la situation des juifs tunisiens, bien distincte dans le protectorat de celle des juifs des départements algériens auxquels le décret Crémieux d’octobre 1870 avait accordé la nationalité française, et dont il tire la conclusion en mai 1940, lorsqu’il décide de ne pas partir : « Parce que je ne dois rien à France ». Mêmes hésitations, nous l’avons vu, après le débarquement allié en Afrique du Nord avant que, pendant l’occupation allemande de la Tunisie, il soit envoyé en camps de travail. Et en mars 1956, lorsque son pays accède à l’indépendance, conscient des « intérêts de [s]on groupe à [lui] (qui n’est nullement un groupe de privilégiés ou de réactionnaire, ou d’agresseurs) », il en voit vite les limites.
Devenir un intellectuel
En octobre 1938, désormais bachelier à « un âge bien normal, ni en plus, ni en moins », il remarque : « La Philo m’intéresse » mais commence néanmoins des études de médecine. Et c’est un des attraits de ce Journal que de nous montrer un jeune homme en train de devenir un intellectuel alors que son milieu ne l’y prédisposait en rien, en une démarche qui n’a rien de la cuistrerie et de la satisfaction de soi qui caractérise les récits autobiographiques de nombre des penseurs du XXe siècle. Ces intellectuels qu’il évoque longuement, ce sont bien sûr Malraux, Mauriac et Sartre – comment ne pas leur prêter attention ces années-là ?–, Gide pour lequel il manifeste un grand intérêt, et Albert Camus que, après lui avoir conseillé la lecture de ses livres, lui présente Jean Amrouche. Ancien élève de l’école normale d’instituteurs de Tunis, ce grand nom de la littérature du Maghreb fut son professeur de français en classe de première, et Memmi lui resta très proche jusqu’à sa mort, au printemps 1962. Il a été plus ou moins familier d’autres intellectuels et écrivains francophones du Maghreb, Paul Sebag, Claude Roy. L’on croise aussi dans ce journal des artistes et des intellectuels moins connus, comme le philosophe Aimé Patri ou le peintre Abdelaziz Gorgi. Certains de ses amis sont, depuis, devenus célèbres, comme la pianiste Colette Zérah qu’il connaît depuis ses dix-huit ans.
Sa rencontre en 1954 avec Louis Le Guillant, dont le nom est aujourd’hui encore une référence en psychologie du travail, lui inspire cette remarque : « Autant l’approche d’un communiste dogmatique m’agace, m’inquiète, autant celle d’un communiste intelligent et bienveillant m’apaise ». Il est question dans ce Journal de Le Guillant et d’Éluard, d’Aragon bien sûr, mais pas de Thorez. Et pas non plus de Mollet, ni de Mayer, ni de Mitterrand, ni même de Mendès France dont le rôle dans le règlement de la question tunisienne a été déterminant. Les socialistes qu’il mentionne sont tunisiens (Habib Ben Slama, Elie Cohen Hadria), et il s’interroge plusieurs fois sur le Destour et, bien sûr, se préoccupe d’Habib Bourguiba. Pas de mention des politiques, mais pas non plus des penseurs de la colonisation : rien sur Lyautey, et si Soustelle est mentionné en 1956, c’est à propos de son plan prônant l’accès des musulmans à la citoyenneté française, que les interlocuteurs de Memmi trouvent absurdes et pour lequel il doit « prendre [s]on courage à deux mains » lorsqu’il veut affirmer ne trouver cette assimilation ni malsaine ni scandaleuse. Pas d’allusion non plus à la proclamation d’indépendance de l’Algérie en 1962 mais, une semaine après (le 13 juillet), mention du caractère allégorique de son Å“uvre, et une interrogation sur le fait que cela s’expliquerait par le fait qu’il « ait été philosophiqu[emen]t influencé par les Allemands ». La dernière phrase de son journal, datée du 31 décembre 1962, sous le titre « Livre à ne pas écrire » est toujours d’actualité : « J’ai achevé de me persuader qu’un très grand n[om]bre de mes contemporains étaient des imbéciles. Je ne parle pas de ceux des petits seulement, mais de ceux qui tiennent le pouvoir, l’opinion et les places en vue, d’où ils commandent, décident de l’avenir commun. »
Christian Chevandier
1 – Kamel Daoud, « Avec Albert Memmi, contre l’oubli », Le Point, 7 juin 2020.
2 – Tous les ouvrages de Memmi ici cités sont édité par Gallimard dans sa collection « Folio ».