Aujourd’hui, en histoire, la parution de livres vit souvent au rythme des cĂ©lĂ©brations – pour le meilleur et pour le pire. L’anniversaire, celui des cinquante ans du dĂ©but de la lutte des paysans du Larzac contre l’extension du camp militaire est « inauguré » par le livre de Philippe Artières. Philippe Artières, Le Peuple du Larzac. Une histoire de crĂ¢nes, sorcières, croisĂ©s, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes, brebis…, La DĂ©couverte, 2021, 303p, 21€Â
Si on examine son Ă©conomie, on constate que la lutte elle-mĂªme n’occupe qu’un gros tiers de l’ouvrage en des chapitres convenus qui ne se dĂ©marquent pas de l’image « lĂ©gendaire » telle que le film Tous au Larzac l’a consacrĂ©e. Sont donc escamotĂ©es les arrières-histoires du conflit DĂ©fense nationale/paysans : conflits internes, ruptures et dĂ©parts qui ne manquent pas, gestion de la construction de la bergerie de La Blaquière, gestion des terres et bĂ¢timents depuis 1985, cela au risque de verser dans une « histoire sainte » emprunte d’erreurs (routier pour roulier, p. 110, 111 ; Mailhe pour MaillĂ©, p. 225 ; ou encore L’Hospitalet assimilĂ© Ă la radio Ă un hameau comme celui de Montredon) et d’oublis dont le plus significatif est l’absence de la rĂ©union du 17 fĂ©vrier 1981 au cours de laquelle le projet d’extension limitĂ©e est repoussĂ© Ă l’unanimitĂ©, les paysans de souche refusant de se dĂ©solidariser des arrivants rĂ©cents comme JosĂ© BovĂ© – Ă©pisode parfaitement documentĂ© dans le livre de Pierre-Marie Terral (Privat, 2001) ; il s’agit pourtant d’un Ă©pisode capital indĂ©pendamment de l’issue de la lutte.
Par dĂ©sir d’inscrire cette histoire dans une longue durĂ©e, Philippe Artières ouvre son propos par trois chapitres consacrĂ©s Ă la gĂ©ologie, la gĂ©ographie, les peuplements les plus anciens sur le causse – ils n’auraient pu en faire qu’un seul, synthĂ©tique. Mais plus gĂ©nĂ©ralement, nous sommes confrontĂ©s Ă une histoire « patchwork » – pour ne pas dire « wikipĂ©diatisĂ©e » — qui laisse de nombreuses questions en suspend. Un exemple : Le lecteur ne saura pas si les paysans aveyronnais ont rempli des Cahiers de dolĂ©ances en 1789, pas plus qu’il ne rencontrera la figure du du vicomte Louis de Bonald (1754-1840), thĂ©oricien de la contre-rĂ©volution, lui dont le chĂ¢teau se trouve au Monna Ă quelques km de Millau.
Philippa Artières a pris le parti d’isoler l’existence du camp militaire (4e partie : « le temps des camps », environ 1/5e du livre) dont chaque chapitre – la grande dĂ©faillance de l’État en matière d’organisation est mise Ă nue – ne sont pas le fruit de ses propres travaux, notamment en ce qui concerne la colonie pĂ©nitentiaire des enfants et adolescents du Luc. S’il a honnĂªtetĂ© de reconnaĂ®tre ses larges emprunts, il n’en reste pas moins qu’on aurait aimĂ© des approches plus originales sur les annĂ©es de cohabitations entre armĂ©e et paysans jusqu’en 1970 : au cours des dĂ©cennies, combien d’enfants d’agriculteurs n’ont-ils pas trouvĂ© un emploi au camp ? L’arrivĂ©e en 2016 de la LĂ©gion a ravivĂ© la fracture des annĂ©es 70 aujourd’hui de moindre intensitĂ©, mais on aurait aimĂ© une vraie Ă©valuation de l’impact Ă©conomique de cette installation dont les chiffres officiels en matière d’emplois sont contestĂ©s par les opposants Ă la LĂ©gion… Le camp a servi Ă de multiples reprises : formations militaires spĂ©cifiques pour les Espagnols rĂ©publicains (mais les autres rĂ©fugiĂ©s, femmes et enfants ?), internement de prisonniers allemands en 1945 (oubliant que le rationnement dura en France jusqu’en 1950), AlgĂ©riens du FLN en rĂ©sidence surveillĂ©e, « accueil » de Harkis en 1962 (voir V. Crapanzano, Les Harkis, Gallimard, 2011), pour autant il nous semble impropre de le qualifier si rapidement de « camp de concentration », terme qui renvoie Ă l’image des camps nazis, mĂªme si la fonction est bien de regrouper une catĂ©gorie dĂ©finie de personnes.
Presque que tous les chapitres sont susceptibles de critiques radicales, et si on considère le livre en son ensemble, il prend la tournure d’un livre de circonstance (les 50 ans de la lutte) qui pĂªche par son cĂ´tĂ© fourre-tout (d’oĂ¹ le sous-titre Ă rallonges), sans cesse en contradiction avec les ambitions affichĂ©es. Le recours Ă la logomachie « Ă la mode » ne comble pas une certaine vacuitĂ©, tout comme le renfort de rĂ©fĂ©rences deleuziennes et foucaldiennes, ne peuvent compenser l’absence d’un rĂ©el travail d’enquĂªte et de synthèse. Paradoxalement, ce qui nous est proposĂ© est une nouvelle image d’Épinal de l’histoire du Larzac dont on ne sait pas très bien, jusqu’à la dernière page, qui en est le peuple ou plutĂ´t les peuples.
Jean-Louis Panné