Sous un titre évoquant le roman de Bernard Clavel La maison des autres, Fabien Conord, spécialiste reconnu des conceptions agraires de la gauche française, livre une belle synthèse de recherches dispersées sur un sujet souvent relégué dans un passé intemporel quand il n’est pas l’objet de redoutables clichés perpétuellement ressassés.
A propos du livre de Fabien Conord, La terre des autres. Le métayage en France depuis 1889, Montrouge, Editions du Bourg, 2018, 329p, 29€Le métayage, système contractuel entre le propriétaire ou bailleur et l’exploitant ou preneur, est marqué par la coutume et se prête mal à codifications précises et inscription législative. Pour autant, le discrédit où il fut jeté méritait un examen attentif, que Fabien Conord mène à bien aujourd’hui.
Non, le métayage des deux derniers siècles n’est pas une simple survivance du pacte médiéval entre une bourgeoisie urbaine peu désireuse ni capable d’investir dans la modernisation de ses propriétés et une paysannerie misérable s’accommodant d’une vie médiocre moyennant une stabilité relative dans l’exploitation. Et le métayage n’est pas non plus uniformément un facteur de routine, un obstacle au progrès technique, un élément récurrent, avec le protectionnisme, d’un blocage des campagnes françaises, de surcroît favorable au clientélisme politique.
Les maîtres et les paysans
Le professeur de Clermont brasse un grand nombre de statistiques ministérielles, mais aussi des archives judiciaires et notariales pour analyser les raisons de la persistance du métayage dans trois grandes régions géographiques : un grand Ouest français, un Centre longtemps sous la férule des fermiers généraux dénoncés par Émile Guillaumin, et de nombreux vignobles disséminés dans tout le pays. Ne se bornant pas à repérer les clauses léonines des contrats signés, il analyse finement les stratégies de refus et de contournement déployées par des paysans sans ressources en présence de leurs maîtres. En effet, le système est pour eux, en dépit de tout, la seule planche de salut social, l’outil qui leur permet de sortir de la précarité absolue du salariat au jour le jour. Dans sa quête documentaire, les monographies leplaysiennes du XIXesiècle autant que les romans du terroir fleuris dans les dernières décennies du XXedépassent le statut de simples illustrations pour accéder au rang de sources. Et les nombreuses thèses de droit rural sont soigneusement sollicitées et critiquées.
Fabien Conord montre bien que le fameux statut de 1946, présenté à juste titre comme une étape décisive dans le déclin du système, était en fait préparé par les décennies précédentes où l’exode rural, les dégâts démographiques provoqués par la Grande guerre et le durcissement des rapports entraîné par la dépression des années trente, ont joué leur rôle. Plusieurs parlementaires de l’entre-deux-guerres avaient présenté des propositions de loi favorables à l’émancipation des métayers, toutes bloquées au Sénat jusqu’en 1939 où un premier statut voté à grand peine à la Chambre reste lettre morte du fait de la guerre. La Corporation paysanne de Vichy ayant baigné dans la perpétuation des rapports traditionnels favorables en définitive aux bailleurs, la Libération ouvre très rapidement par réaction un pas décisif, sous l’impulsion du député paysan breton devenu ministre de l’Agriculture Tanguy Prigent.
Le statut de 1946 et ses conséquences
C’est le Statut, voté par l’Assemblée constituante en mars 1946 dans un unanimisme de façade bien démythifié ici. Ce texte encourage la conversion du métayage en fermage, mais laisse subsister la possibilité de reconduire des baux anciens, ainsi que le démontre l’émouvant document familial reproduit en annexe. En outre, un grand nombre de propriétaires (3/5 en Haute-Garonne) refusent la conversion et opèrent une reprise en gestion directe, revenant parfois à la vieille formule des maîtres-valets. On comprend mieux, rétrospectivement, les réserves alors formulées par le célèbre métayer haut-garonnais, Jean-Baptiste Doumeng. La résistance du métayage est particulièrement forte dans les régions viticoles alors en forte crise. La défense de ce mode de faire-valoir par l’économiste agraire modernisateur et coopérateur (et élu de la SFIO !) Jules Milhau s’explique aussi. La VeRépublique n’apporte que quelques retouches au Statut, pour précipiter l’abandon du métayage, dans le sens remembreur et productiviste consacré par les lois Debré et Pisani, la création des SAFER et une loi sur les baux avantageant les exploitants. Le résistible déclin du métayage est bien mesuré par l’auteur à travers les statistiques, mais aussi en suivant l’une des innovations importantes du Statut : les tribunaux spécifiques des baux ruraux, qui entraînent selon une belle formule un « été de la Saint-Martin » des juges de paix et une inflation de procédures qui aboutissent fréquemment devant une Cour de cassation très conservatrice.
Chercheur scrupuleux et toujours en éveil, Fabien Conord a apporté avec cet ouvrage qui bouscule bien des idées reçues, un hommage émouvant à ces métayers de l’Allier dont il est lui-même issu. Cette filiation vaut au lecteur des descriptions très imagées. Loin de contrarier les jugements de l’historien, elle confère à l’ouvrage un ton d’authenticité exceptionnel.
Rémy Pech