Fort de son expérience présidentielle, qui en a fait un acteur sur la scène mondiale pendant cinq années, François Hollande vient de publier un ouvrage (Bouleversements, Stock) – discuté page 2 de ce numéro – pour caractériser la nature des bouleversements en cours avant de proposer un chemin. Il répond à nos trois questions.
Ce livre est lu comme celui d’un ancien président de la République. Que vous a apporté l’exercice de cette responsabilité dans la compréhension du monde ? A-t-il changé votre approche initiale des problèmes ?
La fonction de chef de l’État est la plus lourde qu’il soit possible d’exercer en termes de responsabilités dans notre République. Elle conduit un président à avoir un regard et un mode de raisonnement adaptés : pour tout et en tout, il s’agit de penser à la place de la France dans le monde, même après avoir quitté le pouvoir.
Bien avant la campagne présidentielle, j’avais pu appréhender les principaux dossiers internationaux grâce à un réseau d’experts. Je tenais une fois élu à être prêt à décider très vite. Je connaissais personnellement un certain nombre de dirigeants même si, pour d’autres, j’ai appris à les découvrir au cours du temps car nul n’est capable d’anticiper toutes les épreuves qui vont scander un mandat présidentiel. Il y a toujours une part d’imprévisible, même si les tendances lourdes l’emportent dans les relations internationales.
La France demeure aux yeux de beaucoup de nos partenaires un pays dont l’indépendance n’est pas incompatible avec la fidélité à ses alliances. Un pays capable de se faire respecter par sa diplomatie et par ses capacités militaires. J’ajouterais qu’il vaut mieux une économie forte si elle veut peser encore plus fortement dans le concert des Nations.
Dans votre livre, à de nombreuses reprises, que cela soit dans le constat établi ou dans les propositions avancées, vous affirmez que les solutions pour une plus grande stabilité du monde et la coopération indispensable, compte tenu de la nature des défis actuels, tiennent dans la restauration d’un multilatéralisme efficace. Or, celui-ci est aujourd’hui fort mal en point- la paralysie de l’ONU en est la manifestation la plus visible. Quelles seraient, donc, les conditions nécessaires pour son établissement ?
Regardons la vérité en face : le système international tel qu’il a été mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale est aujourd’hui affaibli voire bloqué par le comportement des grandes puissances et la résurgence des blocs notamment celui constitué par la Russie et la Chine. Néanmoins, de nombreuses institutions spécialisées fonctionnent bien et produisent fort heureusement des résultats. L’Organisation mondiale de la santé a démontré combien elle était indispensable durant la pandémie et a fait entendre sa voix dans la répartition mondiale des vaccins. La FAO travaille ardemment à prévenir les crises alimentaires dans les pays du Sud. De même, l’Unesco, dont le travail de promotion et de défense de la diversité culturelle est salué par tous.
Les bouleversements du monde ont souligné l’acuité de cinq thématiques sur lesquelles la communauté internationale doit concentrer ses efforts et construire des coalitions. Tout d’abord, la gestion des biens communs, à commencer par l’eau. Dans le même sens, la question climatique s’impose comme la plus cruciale du siècle. Ensuite, la lutte contre les inégalités doit prendre un nouvel élan pour corriger une dynamique de divergence qui s’accentue avec la crise énergétique. Quant à la pandémie, elle justifie que la santé devienne un objectif prioritaire du multilatéralisme. Enfin, la défense et la promotion du patrimoine de l’Humanité est plus que jamais nécessaire, pour le protéger des conflits et des prédations de toutes sortes.
À ces conditions, le multilatéralisme peut retrouver du sens.
Vous réaffirmez votre conviction européenne, et plaidez même pour un « saut fédéral », mais vous revendiquez aussi « l’héritage gaullo-mitterrandien », qui appelle plutôt à en rester à une Union européenne principalement inter-gouvernementale. Comment concilier ces deux points de vue sans mener des évolutions importantes dans la politique française ? Comment vous situez-vous par rapport aux propositions qui avaient été faites par le président français, en 2017 et, récemment, par le chancelier allemand ? Sera-t-il possible que la France et l’Allemagne, malgré les crises actuelles, ou à cause d’elles, se retrouvent pour parler à l’unisson ?
Un « saut fédéral » ne signifie pas l’abandon de la logique inter-gouvernementale. En fait, il s’agit d’instituer le principe d’une Europe à « géométrie variable » où, selon les sujets dont il est question, et selon la volonté de chacun des États-membres, une plus ou moins forte intégration communautaire peut être envisagée. Il s’agit de laisser les États qui le souhaitent aller plus loin dans l’harmonisation de leur politique économique et écologique comme dans la coordination de leur outil de défense.
Cette vision n’est donc nullement incompatible avec l’héritage gaullo-mitterrandien, à la condition que nous comprenions bien ce que cette notion recouvre. Le général de Gaulle et François Mitterrand n’ont jamais remis en cause l’ouverture de la France sur le monde, et a fortiori le choix européen. Ils se sont seulement assurés, et avec raison, que notre pays demeure souverain sur l’essentiel de ce qui constitue la Nation et sa place dans le monde. Les propositions du président Macron en 2017, reprises par le chancelier allemand, s’inscrivent dans cette continuité. C’est l’idée de donner à l’Europe les moyens de sa défense, en lien avec les États-Unis mais sans confondre ses intérêts à ceux de son allié. Car, lorsque l’Europe gagne en puissance, les États-membres ne sont en aucune façon dépossédés. Ils progressent en influence, car ils ont alors les moyens d’une politique extérieure commune. Les Allemands l’ont bien compris avec le plan d’Olaf Scholz pour relever de 100 milliards d’euros l’effort de défense. Cette dynamique franco-allemande n’a aucune raison de s’interrompre, surtout dans le contexte international dégradé que l’on connaît. Elle demeure le moteur de l’Union européenne.
Propos recueillis par Alain Bergounioux