Ce livre a connu une notoriété rapide en cette rentrée d’automne. Son auteur, un jeune politologue américain qui enseigne à Harvard, a été invité à nombre d’émissions et de débats politiques. Il le doit à son sujet, comprendre la force du populisme – la question du moment – et il représente une bonne synthèse pour ce faire. Mais sa thèse principale, la démocratie et le libéralisme tendent à se séparer au profit de régimes qui ne seraient plus « libéraux » (les démocraties illibérales) ou qui ne seraient plus démocratiques (des régimes élitistes et technocratiques), frappe les esprits. A propos du livre de Yascha Mounk,Le Peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire, 2018, 517p, 23,50€Article à paraître dans L’OURS482 (novembre 2018, page 3)
L’auteur développe une argumentation serrée – qui repose sur d’abondantes données – dans un style agréable, dénué de tout jargon inutile, qui donne sa place à ses implications personnelles, rendant l’ensemble tout à fait clair et suggestif.
L’affaiblissement des démocraties
Les démocraties que nous avons connues, et qui sont encore les nôtres dans la plupart des pays occidentaux, que l’auteur qualifie de « consolidées », s’affaiblissent et, parfois, dangereusement. Toutes les études d’opinion et, plus encore, les résultats électoraux montrent que des parts croissantes des populations se détournent des gouvernements démocratiques libéraux. Il y a, certes, une tension constitutive entre la démocratie et le libéralisme. Il a fallu – si l’on prend l’exemple de la France – de nombreuses décennies après la Révolution française pour qu’une fusion se fasse, et non sans contradictions (voir les débats sur la nature du gaullisme). Mais, d’une manière générale, nous avons vu croître les éléments qui ont diminué le poids des peuples dans les décisions politiques. Yascha Mounk passe en revue les phénomènes technocratiques, le rôle clef des Banques centrales presque partout, le contrôle judiciaire sur les lois, l’importance des traités et des organisations internationaux, la porosité entre les milieux économiques et politiques, l’influence de l’argent et des lobbies. Tout cela dessine le portrait non de réelles démocraties mais plutôt « d’oligarchies compétitives ». Le risque est que l’on passe de la critique des gouvernements à celle des régimes démocratiques eux-mêmes.
Les partis populistes se veulent des réponses à ces crises de la démocratie. Ils revendiquent la représentation exclusive du peuple tenu à l’écart, à la fois méprisé et craint. Il y a toute une variété de populismes. Mais ils ont une rhétorique politique commune. Et, surtout, de droite et de gauche, ils ont tendance à limiter ou abolir toutes les formes de contre-pouvoir qui font le caractère libéral des démocraties occidentales. La Hongrie et la Pologne, au sein même de l’Union européenne, en montrent l’exemple. Et quand ces partis populistes exercent durablement le pouvoir, faire jouer l’alternance devient difficile.
Malaises dans les sociétés
Au-delà de ce constat, trois chapitres examinent les causes principales de ces évolutions. Les premières tiennent aux  transformations structurelles de la communication. L’extension des réseaux sociaux affaiblit et déstabilise toutes les institutions. La moindre croissance dans les pays occidentaux, dans des proportions diverses, entraîne l’accroissement des inégalités dans des sociétés  restructurées (et déstructurées) par les effets de la mondialisation et des révolutions technologiques. L’opacité de l’avenir, avec les craintes suscitées par les incertitudes dominantes, explique également que des catégories nombreuses de la population se détournent des démocraties libérales qui ne produisent plus de résultats satisfaisants et ne paraissent plus porter de grands projets. La troisième série de causes relève du malaise existant dans les identités culturelles et nationales, mises en cause par l’hétérogénéisation croissante des populations. L’immigration est fortement corrélée avec la poussée des partis populistes à l’extrême droite, et trouble désormais certains mouvements à gauche. Les empires – comme le remarque l’auteur – savent mieux gérer les sociétés pluri-ethniques que les démocraties nationales qui privilégient l’homogénéité. Évidemment, ces séries de causes se cumulent et contribuent à affaiblir les valeurs de la démocratie libérale que l’on pensait acquises.
Les remèdes face aux populismes
La dernière partie du livre s’engage sur ce que peuvent être les remèdes face aux populismes pour préserver les principes de la démocratie libérale, à condition (et c’est une partie essentielle du problème) qu’elle soit réellement démocratique et vraiment libérale. Il faut, d’abord, mener un combat intense, et le plus rapidement possible, pour éviter que les « démocraties illibérales » ne perdurent, et deviennent, immanquablement, des régimes autoritaires. Là aussi, Yascha Mounk propose trois orientations qui répondent aux défis structurels. D’abord , « domestiquer les nationalismes ». Pour cela, il faut opposer aux dérives nationalistes un « patriotisme inclusif », qui ne peut prendre corps que si les principes démocratiques sont réellement appliqués, pour éliminer les discriminations, favoriser la mobilité sociale – par l’éducation notamment – contrôler l’immigration et réussir l’intégration, etc. L’auteur développe ensuite, sous l’appellation « réparer l’économie », un véritable programme social-démocrate (dans sa jeunesse Yascha Mounk a été membre du SPD) concernant la fiscalité, le logement, l’éducation, la protection sociale, le rôle des syndicats, avec des propositions familières aux socialistes européens. Sa conviction est que l’ouverture au monde n’est pas nécessairement synonyme de perte de contrôle. La troisième direction, « refondre une religion civique », ambitieuse dans le titre, revient rebâtir les conditions de la confiance politique en mettant en œuvre les pratiques d’un « bon gouvernement ».
C’est au total un ensemble de réflexions qui présente une vigoureuse synthèse d’études déjà nombreuses, et donne de quoi nourrir nos convictions par la compréhension qu’elle apporte et par les politiques qu’elle suggère. On peut, toutefois, avoir une interrogation qui porte sur la problématique même du livre. Faut-il concéder aux partis populistes qu’ils sont des démocrates ? Cela n’est pas évident, car le pouvoir du peuple tant mis en avant est rapidement confisqué, et celui-ci a surtout le pouvoir d’approuver, en limitant les moyens d’expression et d’action de la société. L’histoire du XXesiècle est là pour rappeler que la démocratie n’est pas que le vote mais tout un ensemble de libertés. Les populismes sont une pathologie de la démocratie.
Alain Bergounioux