Supprimé il y a 20 ans, le service militaire retrouverait-il des vertus ? Mais qu’en est-il du rôle du soldat ? Comment l’appréhendent les militaires et les citoyens de notre pays ? Ces questions sont au cœur d’un singulier ouvrage collectif.
A propos du livre Le soldat, XXe-XXIe siècle, François Lecointre (dir.), Folio Histoire, 2018, 448p, 8,30€
Article publié dans L’OURS 477, avril 2018.En 1997, d’un trait de plume princier, le président de la République, Jacques Chirac, suspendait le service militaire. Ce geste, « plus élyséen que citoyen » pour reprendre la formule de Jean-Pierre Rioux qui préface cet ouvrage, a sans doute dû réjouir à bon droit les générations de jeunes gens nés après 1979 qu’il débarrassait d’une corvée obsolète dont c’est peu dire que le sens leur échappait. Cependant, il a pu aussi avoir pour effet de rejeter dans les marges d’une société française rompue à la paix, une institution dont plus grand monde ne voyait l’utilité en cette période d’après Guerre froide. Certes, en cette fin de XXe siècle, la guerre avait de nouveau surgi en Europe, avec l’implosion violente de la Yougoslavie, mais l’état de sidération et d’incompréÂhension dans lequel cet événement avait plongé les médias et l’opinion publique montrait combien les questions de défense et d’armée étaient loin des préoccupations des Français. D’autant qu’une idéologie émergente pesait alors en faveur de la guerre technologique, où le soldat n’avait presque plus de raison d’être. Rappelons-nous, « zéro mort » !
Une présence nouvelle
La situation aujourd’hui est autre. Les soldats ont réintégré notre champ de vision. Ramenée dans nos rues par les événements de l’année 2015, leur présence, rassurante pour les uns, menaçante pour d’autres, ou encore incongrue, est aujourd’hui un fait. Redevenue visible, l’armée a retrouvé une place dans le paysage national. C’est sans doute pourquoi la collection Folio-Histoire a choisi d’éditer un florilège d’articles de la revue Inflexions rassemblés sous la direction, excusez du peu, du général François Lecointre, actuel chef d’État-major des armées de la République.
Depuis février 2005, Inflexions expose à qui veut bien s’y intéresser (elle est accessible sur la toile), l’état multiple et évolutif de la réflexion de l’armée de terre sur elle-même, au travers de contributions de soldats, d’officiers, précisons-le, et de très haut rang, mais aussi de civils, historiens pour la plupart et attachés à la chose militaire. Que la majorité des auteurs appartiennent à l’infanterie n’est pas anodin. Pour l’opinion publique, comme pour lui-même probablement, le biffin est l’incarnation du combattant. Pour preuve, la définition que donne le Dictionnaire Larousse de l’infanterie : « aujourd’hui, arme spécialisée dans le combat […] en terrain difficile ».
C’est bien de ce soldat dont il question comme l’indique le titre de l’ouvrage, du soldat qui s’expose, du soldat qui tue et qui meurt, du moins qui doit envisager de le faire, étudié dans nombre de ses états exposés dans trois parties : le soldat, le combat et le retour d’opération. Ce soldat, enfin, que l’idéologie « zéro mort » avait écarté trop vite du champ de bataille et dont les guerres asymétriques ont rappelé la nécessité. Contre les partisans ou les terroristes fondus dans les populations, quand l‘artillerie ou les drones ne servent qu’à écrabouiller tout le monde sans distinction, la présence humaine du soldat qui pense et qui s’adapte, et qui a été formé pour, s’avère irremplaçable.
Les contradictions du rôle du soldat
Inflexions. Le titre intrigue. La proximité avec réflexions vient immédiatement à l’esprit ; des militaires réfléchissent sur eux-mêmes et veulent le faire savoir. Mais le mot inflexion porte deux notions contradictoires. Celle de l’inflexibilité d’abord, dans laquelle le lieu commun reconnaît le militaire, celui qui ne plie pas, jusqu’à la bêtise parfois. Dans l’inflexible il y a du borné, des décennies d’antimilitarisme le corroborent. Cependant, le mot inflexion signifie son exact contraire ; l’inflexion est un mouvement léger, presqu’imperceptible, qui peut modifier radicalement le cours des choses. Cette contradiction, les auteurs l’assument. Les soldats sont porteurs d’une tradition, de valeurs intemporelles comme la bravoure, l’honneur, le sens du sacrifice, sans cesse revitalisées par une mémoire qui n’appartient qu’à eux (quel civil, en dehors du « fana mili » très au fait, se souvient de Bazeilles, glorieuse défaite qui chaque 1er septembre plonge les troupes de marine dans la communion ?). Mais ils doivent s’adapter aux réalités de leur temps, des théâtres d’opération et des évolutions technologiques et morales. Dans une roborative contribution intitulée « Du bon dosage du soldat augmenté », le colonel Michel Goya résume ce qu’il appelle le « soldat comme création », « chose complexe et surtout changeante », qui doit être fort physiquement et savoir gérer sa peur et, pour cela, a inventé au cours des millénaires des armes venues s’agréger à lui avec plus ou moins d’efficacité, des progrès momentanés et des retours en arrière. Ainsi par exemple, l’entraînement au corps à corps consistant « à frapper à la baïonnette des silhouettes de bois en hurlant », destiné après la Seconde Guerre mondiale à renforcer l’agressivité des GI, s’il fut efficace contre les soldats nord-coréens, s’est avéré catastrophique au Vietnam dans le cadre d’un conflit asymétrique où l’ennemi évoluait au sein de la population comme un poisson dans l’eau. Augmenté, le soldat doit l’être, par des savoir-faire et par des technologies qui se renouvellent, mais qui parfois peuvent, comme on vient de le voir, se transformer en obstacle à sa mission. Le soldat, quand le « manuel » fait défaut, quand les réponses acquises ne répondent plus, ne doit plus compter que sur les réflexes d’un corps et d’une intelligence longuement aguerris et sur son imagination.
Humains, très humains
D’intelligence, il est beaucoup question dans cette anthologie du soldat, de sentiments aussi, et d’émotions. De la peur notamment, que le général Lecointre décrit par le menu dans le récit d’une action menée en 1995 dans une ex-Yougoslavie où les Casques bleus ne savaient à quels saints se vouer entre l’inconfort moral d’une mission aux objectifs confus et les manipulations que chacun des deux ennemis tentait d’exercer sur eux. L’image du soldat qui se dégage de l’ouvrage, et c’est intentionnel, est celle d’un humain très humain, ou plutôt d’humains très humains, au pluriel, car les auteurs insistent sur la diversité des hommes qui endossent ce rôle. Intelligence et modestie, telles sont les nouvelles qualités du soldat, à côté de bravoure, esprit de sacrifice et panache. On est très loin de la ganache galvanisée par l’hubris dont les antimilitaristes post-soixante-huitards (et l’auteur de ces lignes en est une) se sont construit la figure sur les estives du plateau du Larzac.
Françoise Gour