Cet ouvrage, paru en Allemagne en 2015, a une forte ambition : refonder l’idée socialiste dont beaucoup considèrent qu’elle a fait son temps. Son effacement, cependant, ruine la perspective d’une alternative au capitalisme et rend opaques les rapports sociaux. Axel Honneth, philosophe et sociologue, héritier de l’École de Francfort, proche de Jurgen Habermas, le dit d’emblée, son essai a un caractère « métapolitique ». Autrement dit, il s’en tient aux principes fondamentaux. C’est déjà beaucoup. A propos du livre de Axel Honneth, L’idée du socialisme, NRF, Essais Gallimard, 2017, 169p, 15€Article à paraître dans L’OURS 472, novembre 2017, page 1.
Ainsi, il ne rend pas compte du destin des partis historiques, socialistes et communistes, qui se sont revendiqués du socialisme, ou des nouveaux mouvements de la gauche et n’étudie pas les politiques menées dans les différents pays. L’interrogation sur ce qu’implique la dimension écologique n’est pas non plus évoquée en tant que telle. Ce sont là des limites volontaires. Mais elles n’empêchent pas de jeter une vive clarté sur ce qu’a été le fond initial de l’idée socialiste et sur ce qu’elle doit être aujourd’hui.
L’auteur procède en trois temps pour reconstruire, d’abord, l’idée première du socialisme, pour analyser, ensuite, ce qui a rendu obsolète l’ambition initiale, pour envisager, enfin, les innovations nécessaires à l’actualisation du projet socialiste.
Ce qu’il y avait de commun aux premiers socialistes et à leurs écoles, au début du XIXe siècle, quelles qu’ont été leurs divergences et leurs oppositions, a été de rendre effective la conquête des libertés politiques pour les élargir à tous les domaines de la vie et les rendre compatibles avec la fraternité des uns vis-à-vis des autres. Le capitalisme, avec la conception de l’individu qu’il forge (les individus agissent avec une « intention de pillage réciproque »), est incompatible avec les exigences d’une véritable communauté humaine. Dans la foulée de Hegel, Axel Honneth, le théoricien de la « reconnaissance », met en évidence que le but ultime du socialisme est de construire une liberté des individus inséparable des exigences d’égalité et de fraternité.
Socialisme et révolution anticapitaliste
Mais dans le contexte de l’industrialisation capitaliste, tout aussi initialement, les socialistes ont fait de la mise en cause de l’économie de marché et de la propriété privée des moyens de production la clef de la libération humaine. Et cela les a amenés à perdre de vue l’aspect émancipateur de l’institution de droits libéraux pour tous les hommes et à considérer comme seconde la démocratie. L’idée que la révolution anticapitaliste résoudrait tous les problèmes et rendrait inutile la médiation politique a été une faiblesse majeure. L’auteur remarque, à juste titre, qu’il faudra plusieurs décennies pour que s’adjoigne au mot socialiste, le mot démocratique – et l’on sait que la rupture entre socialistes et communistes se fit sur cette question même. L’intuition d’Édouard Bernstein que la démocratie représentait le noyau normatif de tous les projets socialistes, au-delà des formes de gouvernement, pour toute la vie sociale, s’inscrivait dans le droit fil du socialisme originel, mais a été occulté par un économisme dominant. La conviction de la plupart des socialistes – dont Marx et le marxisme sont largement responsables – que le prolétariat était la classe décisive dont tout dépendait a tendu à relativiser également la perspective démocratique et a creusé un écart entre la théorie socialiste et les réalités sociales qui ont, pourtant, démenti cette exclusivité au fil des décennies. Toute cette construction, enfin, a été adossée à une conception linéaire du progrès, fondé sur un déterminisme économique, qui a codifié les étapes d’une évolution inéluctable, s’interdisant ainsi d’accepter la diversité des expériences sociales à partir d’une idée directrice.
Socialisme, marché et liberté
Tout cela, pour l’essentiel, a été le produit d’une phase historique marquée par l’industrialisme capitaliste et par l’influence du marxisme. Maintenant, y a-t-il des voies pour le renouveau de l’idée socialiste ? C’est l’objet de la dernière partie du livre. Le plus évident est de renoncer définitivement à l’association de l’idée socialiste à une économie centralisée et planifiée. Pour cela, il ne faut pas identifier le marché au capitalisme. Il y a plusieurs manières de mettre en œuvre une économie de marché. Les travaux sur « le socialisme de marché » – plus fréquents dans le monde anglo-saxon – en témoignent. Et tout simplement les politiques sociales-démocrates… Mais l’auteur n’entre pas dans cet examen par principe. Le renouveau passe essentiellement par la remise en œuvre de l’élargissement des libertés des individus dans des activités solidaires réciproques. Cela suppose de donner toute sa force à la portée émancipatrice des droits de l’homme et du citoyen dans toutes les sphères d’activités. Concrètement, le dépassement du capitalisme, et non du marché nécessaire pour une société de libertés, passe par des modifications, plus ou moins radicales, des conditions de propriété, de travail, d’échange, pour que tous les individus et tous les groupes soient reconnus dans leur dignité et se reconnaissent entre eux. Le socialisme ne peut plus être l’œuvre d’une classe particulière, mais s’intéresse à tous les individus pour concerner tout l’espace public. L’auteur distingue trois sphères de liberté – reprenant le concept des « sphères de justice » de Michaël Walzer – : celle des relations personnelles, celle de l’agir économique, celle de l’agir politique. Mais, la question de l’articulation de ces sphères dans la société se pose néanmoins – comme elle s’était posée à Saint-Simon et à Proudhon qui l’avaient résolue, dans leurs systèmes, de manière bien différente. Axel Honneth admet qu’il faut pouvoir agir, simultanément, au plan mondial – l’interdépendance est une donnée – et au plan national – où les individus continuent de trouver un sens à leur action.
Le socialisme, théorie et pratique
Le parcours de ce livre est à la fois éclairant et quelque peu décevant. Eclairant parce qu’il met en évidence ce qu’est le fondement exact du socialisme, et ce qui ressort finalement de l’histoire. Le socialisme, pour avoir un avenir, doit être essentiellement une théorie et une pratique de la citoyenneté, déclinée dans les différents aspects de la vie sociale. L’inspiration humaniste est fondamentale et doit amener à ne jamais sacrifier les libertés. Les critiques faites au capitalisme demeurent avec les inégalités qu’il créé, l’irrationalité qu’il porte, l’aliénation qu’il nourrit. Mais, comme l’a montré Karl Polanyi, une économie de marché régulée est une condition du progrès humain. Décevant, parce que l’auteur nous laisse à la porte des défis concrets, comme le montrent la relative banalité de ses réflexions sur l’État nation et l’absence de prise en compte des exigences de la protection de l’environnement. Mais il est vrai que cela n’était pas son but dans cet ouvrage qui veut assurer seulement (mais c’est beaucoup) qu’il y a quelque chose de solide (et de nécessaire) dans l’idée socialiste.
Alain Bergounioux