En septembre 1989, éclatait, dans l’Oise, une affaire en apparence bénigne. Dans un collège de Creil, trois jeunes filles refusaient de retirer leur foulard avant d’entrer en cours. Malgré l’interdiction qui leur était faite d’assister, voilées, aux cours, elles maintenaient leur position, du moins jusqu’au 30 novembre, où elles acceptaient de l’ôter, après, semble-t-il, une intervention personnelle du Roi du Maroc. Affaire minime , au premier abord. Répercussions immenses. La France entière s’enflamme , et le sommet de l’État doit intervenir. Trente ans après, Ismail Ferhat et une équipe universitaire d’Amiens font un point quasiment exhaustif.
À propos de : Les foulards de la discorde, par un collectif animé par Ismail Ferhat, Éditions de l’aube, Fondation Jean Jaurès, 2019, 170 p, 19 € et Alain Bergounioux et Laurent Bouvet, Lettres sur la laïcité, Telos, Fondation Jean Jaurès, 2019, 60 p, 6 € Article paru dans L’OURS 492, novembre 2019, page 1.
Il faut, bien sûr, tenir compte du contexte local. Creil est une ville, à la périphérie de l’Ile de France, qui a connu un développement accéléré de son tissu industriel, avec un triplement de sa population en quelques années. Mais avec 75 % d’ouvriers non qualifiés, la ville reçoit la crise de plein fouet et le chômage devient vite massif, avec les effets qu’on connaît : des violences scolaires endémiques, et une dégradation croissante du climat interne des établissements. Le principal, Ernest Chenière, avait bien tenté une reprise en main, mais sans convaincre la totalité du corps enseignant, dont une minorité, peut-être prévenue contre l’appartenance du principal au RPR, lui restait hostile. Le Courrier de l’Oise, par un article virulent contre le principal, contribuait à « nationaliser » ce qui avait gardé, les premiers jours, une dimension locale.
Querelles de familles
L’exécutif, aussitôt sollicité, ne montra pas la cohésion qu’on était en droit d’attendre. Jospin, ministre de l’Éducation nationale, se défaussa sur le Conseil d’État, qui rendit un arrêt ambigu. En tout cas, la ligne « ni exclusion ni répression » fut soutenue par Rocard, Premier ministre, par Joxe, et, disons le, par le président Mitterrand lui-même mais mécontenta fortement Mauroy, Chevènement et Poperen. On se querella entre les partisans d’une laïcité d’État, de la liberté de croyance et de l’égalité des droits, et les adversaires de ce que Poperen appelait « une libanisation pacifique ».
Au Parti communiste, on prétendait vouloir élever le débat. On réclamait une laïcité émancipatrice dans le cadre d’un service public de l’Éducation. Traduction : les problèmes venaient de la trahison des autres formations, notamment du PS. Il est vrai, qu’à partir de la fin octobre, les attaques du PC contre l’islamisme se précisèrent.
Chez les catholiques, la note dominante était la prudence. La querelle laïque s’apaisait. Il eût été inopportun de la réveiller. On restait en équilibre entre la volonté d’affirmer sa solidarité avec les musulmans, en ces temps de dialogue interreligieux, et les craintes de sérieuses dérives intégristes.
La réaction des musulmans était bien sûr fort attendue. Au moment où, en haut lieu, on souhaitait ouvertement voir émerger un « islam français », l’épisode des foulards fut surtout marqué par l’affrontement entre l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) pour le monopole de la représentation des musulmans de France. Disons que l’affaire de Creil fut effectivement un coup d’accélérateur pour l’organisation d’un Islam de France, et pour la création d’écoles privées confessionnelles musulmanes – et juives. Car le rabbin Sitruk, grand rabbin de France, ne manqua pas de rappeler que l’intégration ne signifiait pas uniformité et qu’il valait mieux parler de pluralité que de laïcité.
Les féministes étaient également interpellées. Elles aussi se divisèrent. Gisèle Halimi et Yvette Roudy étaient vent debout contre le port du foulard. Mais Les Cahiers du féminisme, proches de la LCR, étaient formellement opposés à toute exclusion des cours. Quant au Planning familial, il faisait part de son désarroi.
Laïcité : fractures à gauche
Toutes les familles furent donc traversées par des déchirements et des polémiques. En fait, le problème s’était déjà posé ici ou là. Principal d’un collège de la banlieue de Dreux, j’avais connu une famille intégriste qui voulait imposer à ses filles le port du foulard, trois ans avant Creil. J’avais assez facilement réglé la question. Mais, en 1989, le contexte avait changé. Avec, par exemple, la montée de l’islamisme, notamment en Algérie. Parallèlement, le socialisme commençait à se déliter. Malgré la réélection de Mitterrand, la gauche avait le souffle court. Déjà se profilait ce congrès de Rennes, qui fut presque un naufrage. Et quand une force s’émousse, elle est tiraillée entre la crainte d’être taxée de lâcheté capitularde et celle d’être accusée de sclérose sectaire. la laïcité entrait donc en débat, surtout après le terrible coup d’arrêt de 1984 sur la loi Savary. Face au CNAL et au SNI-PEGC, gardiens sourcilleux de l’orthodoxie laïque, se dressait une coalition, autour de la Ligue de l’Enseignement ou des Cercles Condorcet, qui se réclamait d’une « nouvelle laïcité », d’une « laïcité ouverte », une laïcité qui ferait une place au pluralisme culturel. Un syndicat de la FEN, le SNETAA, osait demander si la campagne autour du foulard « était vraiment exempte de préoccupations racistes ». Ainsi venait le temps des fractures, qui se concrétisera par l’éclatement de la FEN en 1992. Au-delà de ses objectifs, c’est la nature même de la laïcité qui était en question.
L’islam et la laïcité
C’est justement dans ce débat que s’inscrivent avec force Alain Bergounioux et Laurent Bouvet. La Fondation Jean Jaurès a réuni, sous la forme d’un petit opuscule, un échange de lettres qui s’échelonnent entre février 2018 et juin 2019. Il en résulte un dialogue dense, concis, sans concession et sans faux fuyant. Alain Bergounioux précise que la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 résulte d’un compromis, qu’elle est une loi d’équilibre, marquant une rupture avec les lois d’inspiration antireligieuse des années précédentes. L’État n’a pas la responsabilité de promouvoir les principes de la laïcité dans la vie sociale. Ce que la laïcité défend, c’est la liberté des droits de l’individu, la liberté de pensée et celle de toute pratique religieuse. L’État doit rester neutre et c’est la liberté civile qui doit être assurée.
Laurent Bouvet récuse cette conception libérale de la laïcité. Il faut donner la priorité, non à la liberté civile, mais à la liberté civique. L’État, loin de rester neutre, doit s’engager pour protéger l’élève des pressions et des contraintes venant des familles ou des associations. L’interdiction d’une liberté individuelle peut être la condition d’une liberté collective.
Tous les deux admettent que l’Islam, en France, pose un problème nouveau. Pour Laurent Bouvet, il pose un enjeu culturel et politique, un enjeu civilisationnel. La montée de l’islamisme nous oblige à dépasser le « mode de la régulation d’une religion dans un cadre circonscrit par le droit laïc ». C’est un combat de nature idéologique qu’il convient de mener au nom des nécessités de l’intégration. Ce à quoi Alain Bergounioux réplique que les laïques ont toujours su distinguer le cléricalisme du catholicisme et qu’il convient de respecter partout l’expression religieuse.
Un petit opuscule pour un vaste débat. Que nous conclurons sur l’espoir qu’au-delà des divergences, puissent se retrouver tous ceux qui ont compris que l’exigence de l’affirmation laïque s’impose comme une priorité pour l’avenir de notre société.
Claude Dupont