Il est là. Ça y est. Il est là. On n’ose y croire. Et pourtant c’est vrai. J’ai été du petit cercle de privilégiés qui l’ont vu, approché, embrassé.
Le parti retrouve son chef.
La France retrouve un de ses plus grands serviteurs, dont l’exemple, avec quelques rares autres, a contribué à rendre l’honneur.L’Europe et le monde, décapités par la mort d’un Roosevelt, retrouvent l’un de leurs guides les plus lucides et les plus clairvoyants, l’un des grands constructeurs de la paix que les peuples attendent.
Est-ce faire preuve d’esprit par trop partisan ? Mais pour nous la victoire n’eût pas été totale sans lui ?
Il est là. Nous pouvons lui dire, autrement que par les ondes, et notre respectueuse tendresse, et notre affectueuse reconnaissance.
Mais les mots n’ont pas, avec lui, leur sens habituel. Et je ne trouve pas les miens.
Pour nous, pour le Parti tout entier frémissant de joie qui salue, l’auteur de À l’Échelle humaine est à l’échelle des dieux.
Daniel Mayer
Il est arrivé à 13 h 40 à l’aéroport d’Orly
La nouvelle n’a été officiellement communiquée à personne… et nous sommes près de deux cents sur la piste d’arrivée de l’aéroport d’Orly !
Deux cents qui scrutons le ciel, qui haletons à chaque vrombissement de moteur qui attendons – maintenant avec certitude – cette minute à laquelle nous avions à peine osé songer.
Il revient, il a être là parmi nous après cinq années passées aux mains de l’ennemi – qu’il s’agisse de Pétain ou d’Hitler, c’est toujours l’ennemi – après tant de mois dans les geôles nazies.
Au cours de ces dernières semaines nous avons connu les pires angoisses, la nouvelle de sa libération qu’avait suivie aussitôt un démenti affreusement inquiétant = lui seul, de tous les chefs politiques français, avait été emmené dans un ultime réduit par les SS aux abois.
Puis ce fut enfin l’annonce certaine de sa libération, ce fut cette première photographie que nous regardions avec une sorte de stupeur presque avec incrédulité. Et, maintenant, il arrive, le cauchemar est fini.
Déjà, les avions d’escorte sont en vue, puis c’est l’appareil américain du service méditerranée, parti de Naples quelques heures plus tôt, qui se pose et roule enfin jusque devant nous et vire dans un dernier remous.
Une porte s’ouvre dans la carlingue, Léon Blum apparaît.
Il est peu changé, son visage est un plus hâlé, mais à peine marqué par ces dures années.
Des applaudissements retentissent, des cris : « Vive Blum ! » qui, bientôt, font place au silence : l’émotion paralyse les bras, serre les gorges.
D’un mouvement, Léon Blum porte une main à ses lèvres. Geste d’affection, de tendresse, appris depuis l’enfance, longtemps oublié et qui, instinctivement, revient au plus fort de l’émotion.
Il descend les quelques marches qui relient l’avion au sol et ouvre ses bras à Renée Blum, celle dont la tendresse filiale le soutint aux pires moments.
Et Robert ? demande-t-il tout de suite.
On le rassure : un officier vient d’arrives, porteur de bonnes nouvelles du capitaine Blum qui, prisonnier à Lubeck dans un oflag de représailles, est resté là-bas avec Rosenfeld et Max Lejeune pour organiser l’accueil et l’assistance aux déportés politiques.
Après Léon Blum, chancelante, sa femme descend de l’appareil. Elle vient de partager avec lui les heures les plus dures de sa vie et elle a su l’entourer de tant de tendresse, de tant de soins que c’est peut-être à elle que les socialistes de ce pays doivent une partie de leur joie d’aujourd’hui. Une douleur l’attend et l’atteint en cet instant qui devrait être tout d’allégresse : on lui apprend la mort de son fils tué en soldat, courageusement, face à l’ennemi…
Autour d’eux, le cercle se resserre, et pendant quelques instants, Blum ne cherche pas à retenir ses larmes.
Il serre une main, embrasse un ami, aperçoit un autre, son regard va d’un visage à un autre visage et on sent qu’il ne se lasse pas de poser ses yeux sur ces figures amies auxquelles, sans doute, il a si souvent pensé en se demandant s’il les reverrait jamais.
En étreignant Léon Jouhaux, arrivé sur le même aérodrome quelques jours auparavant, Blum murmure :
J’ai été si inquiet pour vous, si inquiet…
Mais déjà sa main se pose sur l’épaule d’un autre, puis c’est une nouvelle étreinte.
On l’entraîne vers sa voiture lorsque, soudain, il revient pour tendre une mai amicale à l’officier américain qui a piloté l’avion et qui, le voyant venir vers lui, s’est immobilisé pour un salut impeccable.
Alors seulement il monte dans la voiture qui l’attend, pendant que les ouvriers de l’aérodrome, spontanément accourus, l’acclament. Un dernier geste de la main, un geste collectif, qui, comme le premier, s’adresse en boc à tous ceux qui sont venus l’accueillir, et nous nous retrouvons seuls, extraordinairement désemparés, sentant comme nous ne l’avions pas ressenti depuis cinq ans ce que signifie pour le socialisme, la République, la France, cette grande présence…
Henri Noguère