Léon Blum était-il féministe ? Qui peut encore s’interroger, sinon l’historien. En l’occurrence, ici, un jeune historien, Antoine Tarrago, lequel souligne, en introduction, la publication de nombreux travaux (biographies, études et articles, ouvrages généraux d’histoire) sur la pensée et l’action de ce dirigeant socialiste à l’aune de l’histoire ouvrière et sociale, de l’histoire politique du socialisme. Toutefois, peu (Christine Bard, Christophe Prochasson) ont étudié Léon Blum par le biais de l’histoire du féminisme. Cette approche pourrait être une réponse directe à la question. (à propos du livre d’Antoine Tarrago, Léon Blum et l’émancipation des femmes, préface de Christine Bard, Tallandier, 2019, 288p, 19,50€)Léon Blum a écrit un nombre important de textes (articles, livres, discours, brochures) littéraires, politiques, philosophiques et même poétiques. C’est à cette masse d’écrits qu’Antoine Tarrago (prix de la Fondation Jean-Jaurès) s’est intéressé et qui constitue sa source principale. Bien évidemment d’abord à son essai paru en 1907, Du Mariage, dont rares sont celles et ceux qui n’en soulignent pas « l’audace »… pour l’époque. Pourquoi cette précision temporelle qui pourrait justement atténuer la caractérisation ? Tout simplement parce que la vocation de l’historien.ne n’est pas de juger de la pensée et de l’action d’un personnage, du passé en fonction du présent. Or, force est de constater qu’Antoine Tarrago, s’il applique ce principe au cours de sa rigoureuse étude, s’en écarte quelquefois. Et tout en reconnaissant que Léon Blum est alors l’un des très rares dirigeants politiques, homme, socialiste, à penser la relation homme/femme sur un pied d’égalité, il n’en véhicule pas moins certains des préjugés de son temps. L’impression domine alors que le féminisme de Blum est relativisé à l’aune des exigences contemporaines. Or, l’auteur convainc, en citant de nombreux extraits, longs et parfois complets, de la pensée féministe chez Blum, dès les années de jeunesse jusqu’à ses derniers jours, tout en la comparant à celles des féministes, des plus modérées aux plus « radicales ».
Blum, audaces et limites
Antoine Tarrago par une approche des genres, et de l’histoire du féminisme, situe Léon Blum dans ses audaces et dans ses limites. Il confirme avec force, détails, et rigueur, en s’arrêtant sur les différentes périodes de la vie politique de Blum, mais aussi dans son rapport intime aux femmes, et dans sa conception de la vie amoureuse et sexuelle, qu’il est hors champs du sexisme et de la domination masculine, qu’il « était bel et bien féministe, à sa manière, dans une époque qui l’était beaucoup moins que lui ».
Dommage cependant de devoir relever quelques manques, inexactitudes, et absence d’événements historiques importants. Une fois encore lorsqu’il s’agit de rappeler l’année 1939 et les causes de la guerre, le pacte germano-soviétique est ignoré. De la même manière qu’il n’est pas rappelé qu’au procès de Riom une partie de la direction du PCF emprisonnée se propose d’être témoin à charge. Enfin, sur les caricatures de Blum, Antoine Tarrago aurait pu s’intéresser à toutes les études permettant d’appréhender dans sa globalité les traits de la caricature, dans leur évolution et leur permanence, produite par l’extrême droite et par le PCF.
Surtout, l’absence d’une militante féministe et socialiste importante comme Suzanne Buisson (1899-1944 à Auschwitz) interroge. Il aurait été aussi intéressant de donner à lire la perception du rapport qu’entretient Blum avec les femmes chez ses proches comme Jules Moch ou Vincent Auriol. Toutefois ces manques, inexactitudes n’entachent pas la globalité du travail,
Blum et la démocratie
Notre divergence principale porte sur « les fautes » et « trahisons » que Léon Blum aurait commises alors qu’il est président du Conseil entre 1936-1937. Antoine Tarrago rappelle bien évidemment que Léon Blum nomme, alors qu’elles n’ont pas le droit de vote et qu’elles ne sont pas éligibles, trois femmes au gouvernement et qu’il insiste auprès de deux d’entre elles pour obtenir leur participation, mais qu’ il n’aurait pas tout fait pour leur donner justement ces droits démocratiques. Une telle affirmation mérite de se rappeler quels sont les moyens législatifs, constitutionnels et politiques dont dispose Léon Blum avant de conclure à un manque d’audace ou de volonté. Rappelons à l’instar de l’auteur qu’une motion accordant le droit de vote aux femmes est adoptée à l’unanimité moins une voix en juin 1936 par la Chambre des députés mais que pour la cinquième fois consécutive depuis 1919 le Sénat bloque, s’oppose, ignore ce vote. Or, la constitution en 1936 sous le Front populaire n’a pas changé et le président du Conseil ne peut à lui seul la modifier. Nous sommes dans un État de droit. Dès lors accuser Léon Blum d’avoir « infligé un immense revers aux militantes de l’entre-deux-guerres, en ne réalisant pas une des promesses de son parti : accorder le suffrage aux Françaises » est injuste et ne relève pas de l’analyse historique.
Le possible
Invoquer également comme le fait Antoine Tarrago que le droit de vote des femmes est inscrit au programme de la SFIO ne convainc pas sur la « faiblesse» de Blum sur la question à moins d’éluder le rapport de force politique qui est que le Parti socialiste n’a pas de majorité absolue dans les deux chambres. Or, il le signale justement et donc on ne comprend pas qu’il conclut à ce manquement. En matière constitutionnelle, comme en matière politique, sociale, économique et militaire, les socialistes, mais également les communistes, ont bien compris qu’ils ne pourront pas appliquer leur programme de parti, pas même tout le programme du Front populaire, à moins de se lancer dans le putsch ou le coup de force. C’est même le PCF qui se montre, durant la période, le plus soucieux de maintenir cette majorité en rabaissant la barre de ses propres exigences, en répondant à Marceau Pivert que « tout n’est pas possible » et de rassurer dans le fait qu’il s’inscrit dans la légalité et le droit républicain.
Éric Lafon