En 1983, un historien italien d’origine florentine, mais professeur à Sienne, Stefano Caretti, s’est lancé dans une entreprise folle : rassembler et publier tous les écrits d’un des grands martyrs du socialisme réformiste : Giacomo Matteotti (1885-1924).
À propos du livre de Giacomo Matteotti, Scritti e discorsi vari, a cura di Stefano Caretti, Pise, Pisa University Press, 2015, 304p
Article paru dans L’OURS n°455, février 2016.
En 1983, Bettino Craxi arrivait au pouvoir et le Parti socialiste italien (PSI) était au centre du jeu politique. L’occasion de célébrer son passé glorieux. Dix ans plus tard, au contraire, l’Italie sortait des années Craxi avec son lot de scandales politico-financiers, et Silvio Berlusconi s’imposait sur les ruines de la démocratie chrétienne et du PSI. Un voile tombait sur l’histoire du socialisme. Trente ans après et douze volumes plus tard, Stefano Caretti achève la publication des œuvres complètes de Matteotti en offrant une dernière sélection synthétique de l’œuvre du grand homme.
Itinéraire d’un réformiste
Matteotti n’est pas seulement un martyr du fascisme. Il est un des penseurs de la mutation réformiste du socialisme italien à l’aube du XXe siècle. Né en Vénétie, formé à l’université de Bologne, il prend fait et cause contre l’entrée en guerre de l’Italie en 1915 au point d’être déplacé de force en Sicile, à cause de son pacifisme, durant trois ans. Au lendemain de la guerre, ce sont les socialistes de Ferrare qui le choisissent comme candidat. Après une rude campagne, il est élu député, et réélu en 1921.
Sa relation avec le PSI n’est pas simple. Il s’élève contre les maximalistes, ces extrémistes qui prétendent tirer le mouvement dans une opposition anticapitaliste stérile, et ont joué le jeu dangereux de la grève générale. Il est donc exclu avec les autres réformistes au nombre desquels se compte le grand Filippo Turati, dont Caretti a été aussi l’un des promoteurs en participant à la création de la fondation d’étude historique portant son nom, en 1985. Avec Turati, Matteotti créé donc en 1922 le Parti socialiste unitaire. Mais ils ne parviennent pas à obtenir une majorité.
Le fascisme réussit, en revanche, à rassembler les conservateurs autour de lui. En 1924, alors même que l’Italie traverse la pire crise politique de son histoire, Matteotti est réélu. La pression a été rude durant la campagne. Nombre de maisons du peuple et de sièges du Parti socialiste ont été attaqués et incendiés. Des candidats frappés, contraints de boire l’huile de ricin au point de perdre toute contenance. Matteotti entreprend de dresser la liste de toutes les fraudes électorales et, dans un discours devenu historique, dénonce le résultat des élections à la chambre, le 30 mai 1924. Mussolini, fou de rage devant ce défi à son autorité, décide que l’homme doit disparaître. Des séides du régime enlèvent donc Matteotti, le 10 juin, par une chaude journée romaine, alors qu’il marche en longeant le Tibre pour aller travailler. Il est tué quelques heures plus tard. Son corps enterré à la campagne n’est retrouvé que le 16 août 1924. Les funérailles imposantes organisées en son honneur n’y font rien. Un temps, les parlementaires décident de manifester leur mécontentement en se retirant des institutions, mais le Duce instaure la dictature en interdisant les partis, syndicats et la liberté de la presse. Il les réduit au silence.
Œuvres complètes
De tout cela, Matteotti avait prévu la marche. Il avait aussi dépeint la société, sa trajectoire et posé les principes d’un socialisme démocratique et libéral, changeant le capitalisme par la réforme. Et Caretti a fait vivre ce propos dans des volumes dont le découpage thématique est un modèle : réflexions sur l’économie, l’école, le fascisme… Il a même publié les lettres à son épouse, si précieuses pour lire l’homme aimant et sympathique derrière le penseur.
En achevant la publication de ces textes en 2014, Stefano Caretti n’a pas fini son projet. Le voici poursuivant la publication de nouvelles sources. Il avait déjà donné forme aux écrits de Sandro Pertini. On devine qu’il portera une nouvelle contribution à la connaissance de ce socialisme démocratique italien, oublié, injustement oublié.
Il faut donc saluer le travail de Stefano Caretti, cet historien qui a le goût de l’archive, à l’heure où les populismes renaissant écrasent l’espace intellectuel européen. Le passé qu’il réveille ne relève pas du musée. Il constitue une banque d’idées dans laquelle peut s’élaborer la critique de notre temps.
Fabrice d’Almeida