Depuis des annĂ©es, chaque samedi matin sur France Culture, l’historien Jean-NoĂ«l Jeanneney prĂ©sente l’(excellente) Ă©mission Concordance des temps. Son principe : creuser la comparaison entre des Ă©vĂ©nements contemporains et des sĂ©quences d’un passĂ© plus ou moins lointain, pour pointer les analogies possibles, mais le plus souvent les diffĂ©rences irrĂ©ductibles. Tel pourrait Ăªtre le principe du livre collectif proposĂ© par quatre auteurs, historiens et journalistes, pour peu qu’on ne s’arrrĂªte pas au titre en forme de manifeste, qui tranche d’emblĂ©e la question dans un sens… Les auteurs prennent d’ailleurs la prĂ©caution de souligner que l’histoire n’est pas « un Ă©ternel recommencement » et que « nul destin n’est tracĂ© que les peuples ne sauraient inflĂ©chir ».
À propos du de Renaud Dély, Pascal Blanchard, Claude Askolovitch, Yann Gastaud, Les années 30 sont de retour. Petite leçon d’histoire pour comprendre les crises du présent, Flammarion, 2014, 348 p, 21,90€)
L’ouvrage conduit, en vingt chapitres divisĂ©s en quatre parties (« Les Crises », « Les Peurs », « Les Fractures », « Les IdĂ©ologies »), une comparaison systĂ©matique entre des Ă©vĂ©nements ou sĂ©quences des annĂ©es 30, et d’autres de notre temps. Certaines sont attendues (le krach de 1929 et la crise financière de 2008, la « montĂ©e des extrĂªmes » en Europe, la « presse haineuse » de Gringoire Ă Valeurs actuelles, les scandales, de l’affaire Stavisky Ă Bygmalion), d’autres beaucoup moins (l’Exposition coloniale de 1931 et la victoire des Bleus en 1998…). Le tout est bien documentĂ©, se lit agrĂ©ablement, et force Ă©videmment Ă la rĂ©flexion.
Analogies
Reste que, contrairement aux prĂ©cautions initiales, et dans une dĂ©marche bien diffĂ©Ârente de celle de Concordance des temps, le lecteur Ă©prouve vite le sentiment que la religion des auteurs est faite, et que l’analogie l’emporte sur les diffĂ©rences, quitte Ă forcer le trait pour nourrir leur position psitacciste.
Ainsi le chapitre sur « L’Europe des extrĂªmes » distingue bien les « nationaux-populistes » d’aujourd’hui1 et les fascistes ou nationalistes d’hier. Mais c’est pour ajouter aussitĂ´t que la cartographie actuelle des droites radicales « rappelle fortement l’Europe des dictatures des annĂ©es 30 », ce qui ne laisse pas d’étonner : le Portugal et l’Espagne ne connaissent pour l’instant aucune poussĂ©e national-identitaire, tout comme l’Allemagne (encore que…), alors que c’est tout l’inverse en Scandinavie ou aux Pays-Bas, plutĂ´t prĂ©servĂ©s Ă©lectoÂralement dans les annĂ©es trente. Il aurait Ă©tĂ© plus topique de montrer que l’on assiste aujourd’hui Ă une convergence progressive (mais difficile) entre des formations national-identitaires qui tirent leurs origines d’extrĂªÂmes droites historiques (Front national en France, FPĂ– autrichien, Vlaams Belang en Belgique flamande) et d’autres dĂ©pourvues d’une telle gĂ©nĂ©alogie (le PVV nĂ©erlandais), l’hostilitĂ© Ă l’immiÂgration musulÂmane permettant une telle rencontre, tout en assurant un succès dans l’opinion. Mais lĂ , ce n’est pas « le retour des annĂ©es 30 », mais le dĂ©but du XXIe siècle…
De mĂªme le parallèle tracĂ© entre « pĂ©ril rouge » des annĂ©es 30 et « pĂ©ril vert » d’aujourd’hui est tout aussi confusionniste. Le « pĂ©ril rouge » des annĂ©es 30 concernait les droites, qui amalgamaient d’ailleurs souvent communistes et socialistes, mais il existait aussi, après 1933 et l’arrivĂ©e de Hitler au pouvoir, un « pĂ©ril brun » contre lequel se retrouvèrent la plupart des gauches… et une partie des droites (pensons Ă Winston Churchill, Louis Marin, Henri de KĂ©rillis, Paul Reynaud…). Le « pĂ©ril vert », si l’on veut reprendre la formule des auteurs, s’alimente lui de la peur d’un djihadisme aux ambitions historiques, une peur qui n’est pas sans fondements, comme le montrent certains Ă©vĂ©nements rĂ©cents, et que l’on ne saurait noyer dans le terme fourre-tout « d’islamophobie »…
RĂ©troviseur
Non, nous ne « retournons pas aux annĂ©es trente », parce que nous vivons dans un monde dont la plupart des ressorts sont radicalement diffĂ©rents : absence de dictaÂtures aux frontières de la France (ce qui n’est pas une mince chose !), disparition de la « grande lueur Ă l’Est», fin des Empires, montĂ©e de la Chine, construction europĂ©enne, poussĂ©e de l’islamisme radical, chaos au Moyen-Orient…
Faire face aux crises du XXIe siècle nĂ©cessite de comprendre le monde du XXIe siècle, ce qui suppose de regarder devant soi et non dans le rĂ©troviseur. L’histoire peut aussi y Ăªtre utile si l’on sait, pour reprendre l’historien allemand Thomas Nipperdey, qu’elle aide à « comprendre le prĂ©sent dans ses limites et ses potentialistĂ©s2 »…
Gilles Vergnon
(1) Un terme que nous persistons à trouver parfaitement inadapté…
(2) Thomas Nipperdey, Réflexions sur l’histoire allemande, Gallimard, 1992.
Article paru dans L’OURS 446, mars 2015, page 4