Ce livre d’Amy Greene, paru avant les élections du 5 novembre, si décisives pour les États-Unis et pour le monde, n’avait pas d’intention prescriptive. L’auteure d’ailleurs termine ses réflexions par un ensemble de questions ouvertes. Mais elle analyse bien le « terrain » qui explique l’extrême polarisation de la vie politique américaine. (a/s de Amy Greene, L’Amérique face à ses fractures. Que reste-t-il du rêve américain ?, Tallandier, 2024, 254p, 19,50€)
Inégalités et préjugés
La première partie du livre commence par évoquer les « souffrances » visibles de la société américaine : le surarmement de la population et la violence qui en découle, une alimentation déséquilibrée, surtout dans les catégories populaires où sévit l’obésité, l’importance de la circulation des drogues, qui défie toutes les politiques de lutte depuis des décennies, les défaillances du système de santé qui, malgré les réformes des administrations démocrates, et toujours contestées, laissent environ quarante-deux millions d’américains sans couverture de santé… Tout cela dessine les traits d’une société fortement inégalitaire.
Mais ces inégalités ne peuvent pas être comprises sans souligner la prégnance des préjugés racistes qui ont marqué et qui marquent encore l’histoire américaine. Amy Greene parle donc d’un « tissu social affaissé » qui laisse face à face plusieurs Amériques où le sens du collectif peut tendre à se perdre.
Guerres culturelles
Les conflits politiques, proprement dits, occupent toutes les deuxième et troisième parties. Pour Amy Greene, ils relèvent d’une grille de lecture principale, qui oppose les revendications de minorités, aujourd’hui diverses, aux résistances de la partie conservatrice de la population, particulièrement forte dans la population blanche. Ce mouvement a pris toute sa force, dans les années 1960-1970, avec les amples manifestations pour les « droits civiques », animées alors essentiellement par la minorité noire. Mais le mouvement avait à ce moment une ambition universaliste. Les inégalités persistant néanmoins, les mouvements actuels plus divers avec d’autres communautés (« latinos », « asiatiques » sans oublier les indigènes d’origine), auxquelles il faut adjoindre toutes les revendications liées aux « genres », réclament plutôt des droits propres. Ce sont, ainsi, ouvertes de véritables « guerres culturelles » qui tendent à devenir autant de fractures qui nourrissent l’incompréhension et, parfois, des oppositions violentes. La question de l’avortement est ainsi devenue majeure dans le débat politique, tandis que la doctrine du « wokisme » a polarisé à la fois les controverses intellectuelles, et des affrontements politiques dans la récente campagne électorale. Il est de la sorte aisé de comprendre que Trump a été le produit de cette situation qu’il a, évidemment, contribué à aggraver, en se faisant le vecteur des craintes et des colères des catégories de la population qui se sentent menacées, à la fois dans leur niveau de vie et dans leur mode de vie.
Amy Greene achève son tour d’horizon, en mettant l’accent sur deux points importants. Le premier tient aux « dysfonctionnements » de la démocratie américaine même. Elle pointe les pratiques parlementaires, désormais figées, le découpage électoral partisan, la politisation de la justice jusqu’à la Cour suprême, la propagande brutale et souvent mensongère de beaucoup de médias et des réseaux sociaux.
Une nouvelle vision du monde
Il n’est donc pas surprenant – c’est le deuxième point – que les Américains ne partagent pas une même vision sur ce que doit être le rôle de leur pays dans le monde, comme le manifestent les divergences fortes sur l’aide à l’Ukraine, alors que le soutien à Israël n’a plus la même évidence pour les nouvelles générations. Tout semble se concentrer désormais sur la rivalité avec la Chine.
Ce tableau pessimiste ne prend sans doute pas suffisamment en compte la force de l’économie américaine, aujourd’hui réaffirmée, et sa puissance militaire toujours présente. Il est vrai que le livre analyse les « fractures ». Mais les États-Unis, malgré tout, demeurent un pays très attractif : la pression migratoire ne cesse de le démontrer, même si cela crée une autre « fracture »… Il y a donc là un paradoxe dont il faudrait plus rendre compte. D’autant que l’auteure à la fin du livre signale que des évolutions notables sont en train de se faire jour, dans la nouvelle génération, avec un souci plus grand des enjeux climatiques, de la trop grande violence, des stigmates du racisme, des périls que pourrait courir la démocratie.
Pour un Européen, ce livre confirme que les États-Unis sont une société complexe et difficile à définir simplement. Amy Greene nous offre les matériaux pour mieux la comprendre.
Alain Bergounioux