C’est l’histoire de l’implantation d’une des plus célèbres et des plus importantes usines Renault, à Flins, et de la construction dans les années 1960 d’un habitat collectif pour y loger la main-d’œuvre, tout près d’un village « à la campagne », les Mureaux, perdu dans le département des Yvelines. L’histoire d’une banlieue et de ses habitants.
À propos du livre de : Manon Ott, De cendres et de braises, voix et histoire d’une banlieue populaire et De cendres et de braises, l’expérience d’un film, Anomosa, 2019, 213 p et 146 p, 25 €
Chercheuse et cinéaste, Manon Ott nous propose une histoire industrielle, urbaine, ouvrière, politique et sociale réalisée entre 2013 et 2018 dans le cadre de sa thèse de sociologie qui l’a conduite à enquêter, étudier, écouter, récolter, analyser, et enfin produire un livre et un film, accompagnée par le travail photographique de Grégory Cohen.
Un regard neuf
Les travaux sont nombreux sur la banlieue populaire, ces cités emblématiques construites non loin d’une usine ou d’un bassin d’emplois. On pouvait donc s’attendre à une énième étude, certes toujours utile et enrichissante, dès lors qu’elle contribue à mieux nous faire comprendre les phénomènes sociaux-économiques et culturels à l’œuvre, mais n’apportant pas grand-chose de nouveau. L’apport de la chercheuse Manon Ott réside dans son regard neuf, et par l’emploi d’une méthode d’enquête et de discussions avec acteurs/trices, jeunes et vieux, anciens ouvriers et jeunes salariés très approfondie – par conséquent très longue mais surtout repensée –, et d’un engagement total, que l’on peut d’ailleurs discuter. En effet, Manon Ott et son compagnon de travail, Grégory Cohen, ont fait le choix en 2013 d’aller habiter dans la cité des Mureaux, de s’immerger, de « s’établir », comme ces militant.e.s d’extrême gauche qui décidèrent dans ces années 1970 de se faire embaucher à l’usine pour être au plus près de la classe ouvrière, partager sa condition et susciter sa mobilisation sociale et politique contre l’exploitation capitaliste.
Manon Ott nous retrace quelque soixante années d’une histoire de l’usine de Flins et de la cité des Mureaux, de ses populations d’ouvriers français en provenance, dans un premier temps, de Mayenne et de la Sarthe, rejoints principalement par des travailleurs espagnols, italiens, portugais, algériens et marocains, avant que tous ne soient remplacés à l’orée des années 1990 par une main-d’œuvre venue presque exclusivement d’Afrique subsaharienne. De 1960 aux années 2000, elle nous entraîne dans un voyage avec, au départ, une prospérité industrielle et, à l’arrivée, son déclin et son délitement. En parallèle, s’observe la dégradation de l’utopie collective urbaine d’un bien vivre ensemble dans une mixité réelle jusqu’à une « spécialisation de peuplement ». Au cours de ce long et très dense voyage, Manon Ott nous livre ses conclusions mais également s’interroge sur les résultats des précédentes enquêtes, souligne et justifie les apports d’autres travaux universitaires comme ceux de Xavier Vigna, Laure Pitti, Vincent Gay. Elle s’intéresse aussi à la condition ouvrière dans l’automobile, à la main-d’oeuvre immigrée, aux luttes et grèves des années 1970-1980 qui viennent bousculer les traditions politiques et syndicales traditionnelles.
Comment observer le monde ouvrier ?
Cependant, tout en avançant dans la compréhension de son sujet global qu’est ce monde ouvrier, l’auteure dévoile en toute honnêteté ses doutes, nous fait part de ses hésitations sur la pertinence des outils de son enquête, et notamment la caméra, sur ses choix de témoins. Surtout, sur la manière de les aborder, d’entrer en confiance avec eux sans tomber dans l’empathie. L’écrit, la parole et l’image et leur construction sont mûrement réfléchis, passés au crible de la critique, soupesés. La rigueur est de mise. Il s’agit de bien composer afin d’éviter les écueils des stéréotypes sur la banlieue, les peintures lissées d’une réalité trop souvent noircie dans les médias mais également enjolivée par d’autres. Des choix sont par conséquent bien assumés – et donc sujets à discussion –, comme celui de ne traiter d’aucune manière la délinquance, la violence au sein de la cité, pourtant réelles et symptomatiques de la crise des grands ensembles. Toutefois, le résultat est concluant et plus que convaincant.
Les témoins retenus comme Fabienne Lauret, cette établie post-68, ouvrière, habitant aux Mureaux, militante de l’OCT(1) et syndiquée à la CFDT(2), ce jeune délinquant Mohamed Hocine qui se politise dans les mouvements de jeunes immigrés des banlieues, ou cet ancien de Renault, Moussa Sako, viennent toutes et tous illustrer cette histoire d’une déstructuration d’un monde ouvrier local. Manon Ott ne sombre ni dans la nostalgie, ni dans le cynisme, et ne fait preuve d’aucun angélisme. Elle nous livre un récit d’une mutation économique, sociale, culturelle, sur la fin d’un monde ouvrier, sur les conséquences de la désindustrialisation, de l’augmentation du chômage et de la précarité, sur la dégradation de l’habitat, sur la dépolitisation, sur la construction de la figure du jeune de banlieue des années 1990-2000, de plus en plus « black », remplaçant le « black-blanc-beur » des années 1980, ce dernier renvoyant dans l’ombre le travailleur immigré des années 1970. Tout est-il dit par ce travail remarquable et passionnant et par cet ouvrage double, bel objet édité par Anamosa ? Bien évidemment non et ma lecture a rencontré certains manques ou sujets de discussion. Je pense notamment aux logiques communautaristes réelles et liées à la spécialisation du peuplement à la notion « d’insécurité culturelle »(3) qu’elle ne cherche pas à évaluer. Mais ce voyage dans le temps, entre hier et aujourd’hui, et cette plongée dans la France des banlieue sont des plus intéressants.
Éric Lafon
De Cendres et de braises, le film, est sorti en salle en septembre 2019
(1) L’organisation communiste des travailleurs est née d’une scission du groupe Révolution au début des années 1970 de la Ligue communiste. (2) Renault Flins n’est pas le bastion de la CGT comme l’est Billancourt. La CFDT, et les militant.e.s d’extrême gauche sont fortement présents. (3) Concept élaboré pour analyser les ressorts des mouvements de population au sein des grands ensembles et sur l’anxiété de devenir minoritaire culturellement dans son quartier, son HLM, sa « cité ».Voir Christophe Guilluy, Fractures françaises, François Bourin, 2010.