Berlusconi, Obama, Sarkozy, Trudeau, Trump, Erdogan, Macron, Merkel, Salvini, Boris Johnson… : les personnalités sont au centre de la scène politique et saturent l’espace médiatique. Ce triomphe de l’incarnation est l’objet de l’essai critique et analytique de Vincent Martigny. Critique parce qu’il marque selon lui une victoire de la politique sur le politique : « il y a quelque chose de pourri au royaume de l’incarnation » qui ne peut conduire qu’à la déception. Analytique parce que son primat est au cœur d’un système de contradictions et de transformations de la démocratie que dissèque l’auteur. À propos du livre de Vincent, Martigny, Le retour du Prince, Flammarion, 2019, 215p,18€
Article paru dans L’OURS 492, novembre 2019.
Que signifie « notre propension à créer des icônes politiques et notre rapport à l’incarnation » ? L’époque est à la fois « traversée par une crise de l’autorité politique et par une croyance aveugle dans les leaders ». Elle est marquée, dans une partie de la population, par une aspiration à plus de participation et de contrôle (le RIC des Gilets jaunes…) mais aussi une forme de remise de soi au chef. Cette hyperpersonnalisation appauvrit le débat public. Des chefs, on scrute plus les petites phrases qu’on analyse les « grands discours ». On porte attention plus à ce qu’ils sont que ce qu’ils font. Le leader est aussi omnipotent qu’omniprésent. Le principe de rareté a fait place à celui d’ubiquité. L’auteur rappelle cette statistique particulièrement édifiante : en 11 ans de pouvoir, de Gaulle n’a prononcé que 79 discours alors que Jacques Chirac en a donné 816 (et encore, l’auteur ne donne pas de chiffres pour Nicolas Sarkozy). Imagine-t-on François Mitterrand président sillonner la France dans des débats publics comme Emmanuel Macron l’a fait cette année pour ressourcer sa légitimité ? Le chef est aussi fragile, vite abîmé par l’impopularité qui le conduit à une « chute inéluctable » car rapidement « l’obsolescence du Prince guette son incandescence ».
Une hyper personnalisation
L’auteur pointe les causes de ces phénomènes. La présidentialisation bien sûr, tendance qui n’est pas propre aux régimes présidentiels (la personnalisation a gagné les régimes parlementaires). En France, le quinquennat, l’inversion du calendrier, les primaires ouvertes ont renforcé la centralité du trophée et de la compétition présidentielles au risque de l’hystérisation. Adoré, le président est vite abhorré. D’autres facteurs sont en jeu. La complexification et l’internationalisation de la politique transforment une démocratie d’opinion qui conduit les médias à mettre l’accent sur la personnalisation pour rendre intelligible le monde. La politique limitée aux personnalités est un réducteur d’incertitude et d’angoisse, une simplification qui rend lisible et plus accessible un monde devenu opaque (les Français se mobilisent toujours très fortement lors de l’élection présidentielle). Personnaliser ou incarner c’est donner l’impression que les phénomènes sont sous contrôle, au risque d’entretenir l’illusion mortifère de l’homme providentiel, impuissant dans un monde interdépendant. La culturalisation de la politique (la prégnance de l’identitaire par exemple) donne beaucoup d’importance à la mobilisation des affects sur lesquels jouent les leaders. Les démocraties d’émotion font système avec la personnalisation. La communication numérique et les réseaux sociaux offrent, enfin, au leader la possibilité de construire une relation directe, immédiate, nourrie, réactive avec le peuple. Jean-Luc Mélenchon donne à voir en direct sur Facebook sa perquisition. Twitter permet à Trump d’être en constante (et compulsive) interaction avec sa (fan) base. Les heures de débat de Macron sont retransmises en direct sur BFM TV. La frontière entre la vie privée et publique du leader est abolie dans un contexte de domination de l’idéologie de la célébrité. Au total, nous dit l’auteur, c’est le récit de l’agir qui prend le pas sur l’agir lui-même, le spectacle sur les idées, le jeu sur les enjeux, contribuant à déréaliser une vie politique qui tourne à vide. La proximité avec la fiction en témoigne…
Vincent Martigny renouvelle notre regard sur la personnalisation en portant l’attention sur les documentaires ou les séries qui donnent aux personnalités politiques une nouvelle matière et étoffe. Il analyse les nouvelles mises en scène documentaires du politique et l’évolution des manières de filmer l’homme politique (l’obsession des coulisses, « la transparence fictive »…). La porosité est croissante entre réel et fiction. Il montre ainsi avec beaucoup de finesse que le politique à l’ère de l’hyper-communication s’inspire de l’univers des séries et de ses codes (le principe du feuilleton, l’arc narratif qui permet de ménager le suspense et l’attente du spectateur comme du citoyen). House of Cards devient plus qu’une série : c’est un modèle, un double, un miroir. L’élection de Trump illustre la banalisation morale de la politique et le « triomphe des histoires ».
Qu’est-ce qui a changé ?
L’analyse est convaincante mais, empruntant la forme de l’essai, elle en importe à la fois les avantages et les inconvénients. Le trait est souvent vif et percutant mais la démonstration est rapide. Le Prince du titre a quelque chose de flottant. L’objet du livre est un peu fuyant : est-ce le chef, le leader, l’exécutif, le pouvoir, la personnalité médiatique, le charisme, nos projections, celles des médias… ? Le Prince triomphe mais il est désarmé. L’œuvre politique d’Obama est mince. Trump a surtout le ministère du verbe (et du tweet). Son bilan sera étriqué (ce qui n’est pas plus mal…). Macron a été entravé. Bref, le Prince est consacré mais désarmé. Le lecteur ne cesse aussi de s’interroger : tout cela est-il vraiment nouveau ? L’histoire de France est peuplée de chefs et de grands hommes. Qu’est-ce qui a vraiment changé ? On aurait aimé une meilleure prise en compte de l’historicité des phénomènes d’autorité. Peut-être l’auteur aurait-il pu revenir sur le statut des personnalités dans « l’ancien » monde et leur régime de légitimité. La IIIe République vouait un culte à l’« impersonnalité » (Pierre Rosanvallon). Le risque de la dérive personnelle était sans cesse pointé. Que s’est-il passé ? En contrepoint de l’ouvrage de Vincent Martigny, on reviendra à la séminale analyse de Nicolas Roussellier sur la montée historique des exécutifs (La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France (XIX-XXIe), Gallimard, 2015, cf. L’OURS455). La personnalisation de la vie politique est aussi le sous-produit de transformations profondes de l’État.
Décomposition des partis politiques
Enfin, l’auteur n’insiste sans doute pas assez sur ce qui a rendu possible cette hyperpersonnalisation : la décomposition des partis politiques. La sociologie politique a montré que les hommes politiques appuyaient leurs ambitions politiques à la fois sur des ressources collectives et des ressources individuelles. La part des secondes et leur poids se sont radicalement affirmés. Le jeu politique s’est décollectivisé et individualisé. La conquête fulgurante du pouvoir par Emmanuel Macron l’a démontré. Internet favorise une forme de désintermédiation et « directise » la relation entre le leader et l’opinion, en court-circuitant les partis traditionnels. Si les leaders gouvernent « dans un tête à tête avec l’opinion publique », c’est que les partis ont perdu leur pouvoir de médiation, leur représentativité, leur ancrage. Cette destruction des corps intermédiaires que les Gilets jaunes ont aussi révélé a transformé radicalement la démocratie représentative. L’incarnation a pris le dessus sur la médiation. Le ralliement aux primaires ouvertes a fait sauter un verrou à gauche. Le statut du leader dans le populisme aurait mérité peut-être aussi des développements spécifiques (il est évoqué un peu dans le dernier chapitre). Chez E. Laclau et C. Mouffe, le rôle du leader est théorisé et valorisé : il est un élément essentiel de la coagulation du peuple. Alors que la gauche canalisait ou rejetait la personnalisation, le populisme en consacre l’assomption. Comment expliquer que les freins à la personnalisation soient aussi désactivés et sa critique soit aussi désarmée ? Comment expliquer cette naturalisation ? Il reste une énigme à élucider de ce point de vue.
Alors que faire ? Faut-il se résoudre à cette personnalisation ? Vincent Martigny propose au terme de son analyse les pistes d’une incarnation alternative, plus démocratique. Les citoyens aiment les chefs car ils les « délivrent de la lourde charge de devoir prendre eux-mêmes part à la destinée collective ». Une incarnation démocratique est possible et légitime. L’auteur donne sa préférence pour des « leaders d’entraînement » dont le charisme est fondé sur l’exemplarité morale plus que des « leaders de contraintes ». On ne peut que le suivre.
Rémi Lefebvre