Le plus gros handicap que rencontra le mouvement socialiste dans ses combats électoraux, ce fut le procès en incompétence économique qu’on lui intenta si longtemps. En partant de là, Mathieu Fulla nous trace une histoire des socialistes français face à l’économie qui va de la Libération à la victoire de 1981. Disons le d’emblée : sur une matière qui pourrait prêter à une certaine austérité, ce livre est vivant, et même passionnant, et, en tous points, instructif. Et il donne l’occasion de reparcourir l’histoire du mouvement socialiste, dans le foisonnement de ses courants et de ses tendances.
À propos du livre de Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économie. Une histoire économique du politique, Sciences Po, les Presses, 2016, 468p, 25€
Article paru dans L’OURS 457, avril 2016, p. 7.
Une différence essentielle entre la droite et la gauche : la droite s’abrite traditionnellement derrière les experts de la science économique pour affirmer son pragmatisme et son réalisme, et s’en tenir à des propositions qui respectent « les grands équilibres ». La gauche, elle, affirme le primat du politique sur l’économique.
Le social prime l’économique
Jusqu’à l’avènement de la Ve République, et depuis le Front populaire, les socialistes avaient le sentiment que le temps leur était compté, que leur exercice du pouvoir serait bref, et qu’ils devaient en peu de temps imposer des réformes spectaculaires, qui marqueraient leur passage. Dans ce contexte, le respect des équilibres fondamentaux n’était pas nécessairement leur souci principal. D’autre part, ils subiront très longtemps la dure concurrence d’un PC dominant à gauche, et ne pouvaient donc apparaître constamment comme se situant en retrait, en freinant le train de réformes populaires. Ajoutons que les objectifs à long terme de la gauche restèrent longtemps flous, les communistes rejoignant jusqu’en 1940 les radicaux dans une hostilité doctrinale aux nationalisations.
Changement à la Libération. Les nationalisations sont à l’ordre du jour. La gauche socialiste chante les louanges du travaillisme britannique qui réclame l’intervention de l’État dans la production et la répartition des richesses. À la SFIO, le dirigisme d’André Philip et de Tanguy-Prigent est prégnant. Mais les déceptions électorales, la pression renforcée du PC, l’implication dans une alliance de Troisième force, le rapprochement avec les syndicalistes de Force ouvrière, vont modifier la stratégie de la SFIO. On y parlera désormais beaucoup moins de réformes structurelles que d’une plus juste répartition du revenu national, de la défense du pouvoir d’achat, ou du renforcement de la protection sociale. L’économie disparaît des écrans d’un Parti socialiste accaparé par d’autres problèmes, notamment ceux de la décolonisation. D’autre part, signés en 1957, les traités de Rome revendiquent la libéralisation des échanges.
Une gauche keynesiano-mendesiste ?
À partir de là, à côté d’une SFIO empêtrée dans ses contradictions, et qui, après l’envoi du contingent en Algérie et l’expédition de Suez, fait figure de repoussoir, c’est autour d’une autre gauche que se cristallisent les innovations. Face à la crispation sur un marxisme de façade que continue à afficher la SFIO, c’est vers une sorte de « keynesiano-mendesisme » que vont porter les regards des clubs et groupes qui fleurissent en tous sens. Issu d’une scission, le PSU va exercer une influence sans rapport avec la modestie de ses résultats électoraux, en insistant sur la planification, l’autogestion, la place du marché dans le cadre d’une économie mixte. On évoque Galbraith ou Burnham plus que Marx.
Et c’est à Mitterrand qu’il revint, en fédérant des familles désunies, voire antagonistes, de rechercher une improbable synthèse, crédible pour l’opinion. C’est cette démarche « sur le fil du rasoir » que Fulla cerne au plus près. L’homme dont son – pourtant – bienveillant biographe, Lacouture, disait « qu’il n’avait guère de vision cohérente des réalités sociales et économiques » témoigna d’un redoutable savoir-faire dans la quête du succès. Sa force fut de savoir dégager des priorités, dont la première était la réalisation de l’union de la gauche. Dans le dialogue avec le PC, pour ne pas avoir à reculer sur l’essentiel, c’est-à-dire le respect des institutions démocratiques et le maintien des alliances internationales traditionnelles, il considéra l’économie comme la « variable d’ajustement ». Quitte à céder généreusement sur les nationalisations. Pour Mitterrand, l’économie est un rapport de forces, et non une science.
Les ambiguïtés utiles
Mais, parallèlement, dans son entourage, des hommes comme Delors ou Attali rappelleront en permanence qu’il n’est pas question de rompre avec les mécanismes du marché. Cette ambiguïté, au lieu de repousser, attira. Les « économistes » accoururent, hauts fonctionnaires, grands commis, universitaires… Le PS d’Épinay apparaissait comme un creuset. La conquête du pouvoir fut une question de dosage : assez de marxisme pour faire passer Rocard pour un droitier, assez de clins d’œil vers la planification et l’autogestion pour séduire les modernistes. Et la conjoncture fut favorable. Le choc pétrolier de 1973, la montée de l’inflation, la crise aiguë des industries traditionnelles, permirent de rompre l’antique malédiction de l’accusation d’incompétence, et fit apparaître la gauche comme mieux placée que la droite pour obtenir des taux de croissance supérieurs.
L’étude s’arrête à 1981. Mais l’auteur ne s’interdit pas de jeter un œil sur la suite. Désormais, la gauche compte autant d’économistes brillants que la droite, passés eux aussi par les meilleures universités américaines. Le développement de l’Europe implique une intrication forte des échelles nationales et européennes. On parle autant de politique de l’offre à gauche qu’à droite. Et l’auteur conclut que cette évolution pourrait « contribuer au brouillage du clivage économique historique entre droite et gauche, dont l’affrontement porte désormais – mais pour combien de temps ? – sur les terrains social, culturel et sociétal ».
Claude Dupont