L’édition des Œuvres de Jean Jaurès approche de sa fin. Au centre de ce volume, la « synthèse jaurésienne » entre réforme et révolution. A propos de Œuvres de Jean Jaurès, Penser dans la mêlée 1907-1910, t. 12, Edition établie par Jean-François Chanet et Emmanuel Jousse, Fayard, 2021, 573p, 35€. Article paru dans L’OURS 508, mai 2021.
1907-1910 : période charnière pour Jaurès. Le Bloc des Gauches a disparu deux ans auparavant, l’année où les socialistes français ont réalisé leur unité à partir d’une plateforme excluant toute participation à un gouvernement incluant des partis bourgeois. Malgré tout, la victoire de la gauche aux législatives de 1906 laissait espérer que le gouvernement radical, conduit par Clemenceau, serait poussé à réaliser les réformes promises en complétant l’œuvre des cabinets de gauche des années précédentes, dont le bilan avait été largement positif, avec les lois sur l’enseignement, la séparation des Églises et de l’État, le repos hebdomadaire, l’assistance sociale… Mais le rythme des réformes se ralentit sérieusement et même s’étouffe. Comme l’atteste le projet de l’impôt sur le revenu. Dès lors, la réflexion peut s’engager : est-ce la preuve que les socialistes ont bien fait de prendre leurs distances ? Ou auraient-ils pu peser davantage pour relancer la machine ? Pour Jaurès, c’est l’heure des mises au point.
Réforme et révolution
D’abord, il refuse, lui qui fut minoritaire sur la question des alliances gouvernementales, d’être présenté – entre autres par Clemenceau – comme le vaincu du congrès d’Amsterdam, « l’esclave dans son parti », utilisant la tribune comme « un trône dérisoire pour oublier une servitude dans la vanité des paroles ». Au contraire, il reconnaît que trop de socialistes « participationnistes », comme Aristide Briand, ayant sombré dans une dérive sans rivage, une cure d’intransigeance n’est pas, après tout, inopportune. Ce qui ne l’empêche pas de rester fidèle à son message permanent : il serait stupide d’opposer la réforme à la révolution. Il ne cesse de marteler une thèse qui se place aux antipodes de ce que sera le léninisme : le socialisme est indissociable de la démocratie. Imaginer qu’une minorité agissante puisse exercer le pouvoir est une monstruosité. Le rôle d’une « minorité audacieuse » ce n’est pas de « s’isoler de la masse », c’est de « l’entraîner ». La société socialiste ne sera jamais une société oligarchique où les « meilleurs » dirigeraient des cohortes de « suiveurs et de moutonniers ».
Le plus difficile pour le prolétariat ne sera pas de prendre le pouvoir, ce sera de l’exercer. Le prolétariat « n’enlèvera pas d’un coup la puissance économique. Il doit pénétrer à l’intérieur de la production. » D’où le rôle fondamental du syndicalisme et de la coopérative, deux outils de formation indispensables dans l’apprentissage gestionnaire. Qu’importe que la CGT refuse toute alliance avec le parti socialiste. L’important, c’est que les deux organisations coopèrent objectivement à l’instauration du socialisme.
Vers un monde nouveau
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre le réformisme de Jaurès. La réforme n’est pas seulement marquée par son caractère de combat. Elle est un élément de la préparation d’un monde nouveau. Une réforme n’est toujours qu’une étape, qui en entraînera une autre. Par exemple, la réforme des retraites. Les guesdistes ont vigoureusement combattu le projet gouvernemental, parce qu’il prévoyait une cotisation ouvrière – donc une amputation de salaire – et qu’il reposait sur un principe de capitalisation et non de répartition. Pour Jaurès, Guesde a eu tort de voter contre. L’important, c’était que le principe d’une retraite ouvrière fût enfin adopté… Par la suite, la logique des luttes entrainera des modifications.
Ne pas opposer socialisme à démocratie. Ne surtout pas sombrer dans la démagogie anti-parlementaire. Jaurès a une façon originale de définir le parlementaire socialiste comme « un ingénieur de la dernière heure » chargé d’ajuster les ultimes rouages de la machine pour que « la force vive du prolétariat organisé ait le plus clair de son emploi et de son énergie ». Et puis, on sent bien qu’il n’a pas enterré définitivement toutes les perspectives d’une future union de la gauche. Malicieusement, il évoque l’accueil à coups de pierre que lui réservent, dans certaines réunions électorales, les nervis de ses adversaires, et avoue ne pas mettre dans le même sac « les gens qui m’attendaient dans un guet-apens et les démocrates qui m’aidaient à y échapper ». On remarquera d’ailleurs que malgré les violentes polémiques qui l’opposeront à Clemenceau, ce « virtuose de l’impuissance », cette « incapacité brillante », il ne coupera pas tous les ponts, reconnaissant par exemple que le Vendéen est « impopulaire », mais « non discrédité » et que lui, au moins, a toujours su « rester lui-même ».
Et, bien sûr, il n’oublie jamais l’actualité sociale ni les urgences de la politique étrangère, restant très vigilant, par exemple, sur les menées guerrières qui fermentent ici ou là, aux confins du Maroc, dans les Balkans… C’est le moment où il prépare son magnifique ouvrage : L’Armée nouvelle et on le voit proposer des analyses lumineuses sur la réforme d’une armée qu’il importe d’intégrer davantage au tissu national, en nous rappelant qu’il fut très loin d’être cet intellectuel idéaliste d’un pacifisme utopiste, que certains ont voulu voir en lui.
Splendeur de l’expression
Et, tout au long du propos, la puissance de la pensée s’épanouit dans la splendeur de l’expression que ce soit dans le trait de la polémique, quand il flétrit ces « antisémites meurtriers qui n’ont d’autre idéal à proposer à ce pays qu’une sorte de barbarie mérovingienne, corrompue par la rhétorique et la névrose » ou, dans l’envol lyrique, quand il évoque le magnifique chant de l’éveil de la nature dans le Siegfried de Richard Wagner : « Nul ne pourrait dire dans laquelle de ces sources ces chants admirables ont jailli, pas plus que, lorsqu’une nuée d’or se forme dans l’espace, on ne peut discerner à quelle source a bu le soleil. »
Claude Dupont