Antoine Prost, professeur émérite d’histoire, spécialiste de la France au XXe siècle, a publié il y a une dizaine d’années Du changement dans l’école.Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours (Seuil, 2013, 386 p.). Au-delà du cas de l’école, la France est-elle vraiment irréformable ? Il a accepté de répondre à nos questions le 5 avril 2023.
La crise actuelle voit ressurgir un vieux débat sur la France « irréformable ». Le président de la République évoque les « Gaulois réfractaires ». Quel est votre regard d’historien sur ces jugements ?
Je constate pourtant que la France parvient à changer. Prenons un exemple : la prise en compte de la double crise écologique et énergétique par nos concitoyens a beaucoup progressé. On peut le mesurer avec la manière dont ils ont réduit leur chauffage l’hiver dernier. Ce qui n’était pas prévisible.
Seulement, le changement n’est plus simplement à la main du politique. Sa responsabilité est souvent contestée et on tend même à lui en refuser les moyens. La polémique sur le 49.3 et sur son « inconstitutionnalité » est révélatrice. On considère désormais qu’il y a plusieurs légitimités qui se font face, celle des élections et celle de l’opinion. Et cette dernière est de plus en plus privilégiée, alors qu’elle est plus facile à manipuler
Mais ce n’est pas totalement nouveau. Dans l’entre-deux-guerres, la légitimité du pacifisme dans les années 1930 permettait aux dirigeants politiques de financer la ligne Maginot, parce que c’était défensif, mais l’idée d’unités offensives qui auraient permis de secourir la Tchécoslovaquie et la Pologne n’était pas envisageable. Tout le monde a concouru au désastre des accords de Munich, nous l’avons payé très cher. La légitimité de la rue, de l’opinion publique a toujours existé.
Les réseaux sociaux aujourd’hui accentuent ce phénomène en ouvrant encore plus la sphère de la contestation. Mais avant de parler d’une France irréformable, il faudrait comprendre comment les réformes cheminent.
Justement, vous avez étudié les changements dans l’Éducation nationale dont on souligne très souvent les blocages. Quels enseignements tirer des réformes qui ont réussi et de celles qui ont échoué ? Il est trop simple de réduire ces blocages à l’opposition entre les pédagogues et les antipédagogues.
L’instabilité me semble en être une cause primordiale. On change de ministre beaucoup trop souvent. Les alternances de majorité en sont responsables, mais il n’est pas rare que deux ou trois ministres se succèdent pendant une même présidence. La principale réforme de la Ve République a changé l’école, le collège, le lycée, le bac et l’enseignement supérieur entre 1962 et 1980 ; qu’on soit pour ou contre, force est de constater la continuité politique dont elle a bénéficié. L’école, c’est le temps long, quinze ans d’affilée, du primaire au bac !
Aujourd’hui, on change de ministre avec trop de désinvolture. Chacun d’entre eux a sa petite idée sur les programmes. Je suis scandalisé par ce manque de respect envers les professeurs. Ils ne peuvent improviser ; pour enseigner un nouveau programme, il faut lire, se documenter, préparer de nouveaux cours pendant les vacances etc. Puis arrive un nouveau ministre qui change les programmes. Tout est à recommencer. Les profs pensent, avec raison, qu’on se moque d’eux.
L’exemple le plus choquant a été la suppression des IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) créés en 1990 et démantelés par Nicolas Sarkozy en 2008. Tous les IUFM avaient été évalués par la Haute autorité de l’Évaluation, qui montrait leur diversité et portait un jugement général très positif. Des inspecteurs primaires disaient même que les nouveaux instituteurs étaient meilleurs que les précédents. Et voilà que le président affirme un beau jour sans argument : « c’est une catastrophe ». Et l’on jette à la déchetterie quinze ans de travail, d’efforts et d’innovations. C’est d’une irresponsabilité révoltante.
Pour l’école proprement dite, on ne peut pas la changer parce que, pour le dire brutalement, les parents s’en fichent. On a des scores calamiteux dans toutes les enquêtes et évaluations internationales. L’enquête internationale PIRLS, qui évalue tous les 5 ans les compétences des élèves de quatrième année d’école obligatoire (CM1 en France) révèle que nos résultats reculent même pour le décile supérieur – celui des bons et très bons élèves –, ce qui est gravissime.
On est donc en présence d’un sinistre. Tout le monde le sait, et personne n’en tire les conséquences. Toucher aux vacances ou à la semaine de 4 jours serait scandaleux, on accuse toujours les professeurs de mal faire leur travail etc. Les parents qui ont soutenu les instituteurs pour la semaine de 4 jours réalisent-ils que leurs enfants ont 130 jours d’école par an quand la moyenne dans l’Union européenne est de 185 jours ? Nos enfants seraient-ils plus intelligents que les autres ? On alourdit les programmes, en sachant pourtant que dans une journée de 8 heures à l’école, les deux dernières sont quasiment perdues. Il y a pire. Parents et maîtres étaient naguère solidaires ; les parents soutenaient les enseignants, doublant même à la maison les punitions données à l’école. Aujourd’hui ils sont souvent adversaires ; en tous cas la méfiance est réelle. Et certains parents agressent même les directeurs parce que leur fils a eu de mauvaises notes ou une punition. Les responsabilités du sinistre sont largement partagées.
Aucune réforme ne peut réussir si elle n’est pas menée pendant un temps long –15 à 20 ans – avec une continuité obstinée. Une nouvelle commission Langevin ne servirait à rien. Il faut que tous les décideurs et acteurs, hommes politiques, syndicats et associations de parents d’élèves se mettent d’accord sur le travail des élèves et s’engagent à appliquer et à respecter ce programme jusqu’à une date éloignée, quelles que soient les majorités.
Changer de politique éducative tous les 5 ans est suicidaire. Cela démobilise et décourage le personnel. Si l’on savait où va l’école, et si l’on y allait vraiment, l’école se relèverait peut-être.
Comment sortir de cette situation ? Que nous apprend la crise actuelle, quelles sont ses spécificités ?
Dans la crise des retraites, à côté des erreurs du président et du gouvernement, c’est d’un état de la société et des évolutions sociales qu’il s’agit. On constate une déconnexion entre les citoyens et une bonne partie du pouvoir politique, qui peut déboucher à terme sur une crise de la démocratie. Cela vient, d’une part, d’une crise du politique proprement dit, avec l’affaiblissement des partis, et l’apparition de mouvements « gazeux » construits autour de personnalités. La politique, décriée, n’attire plus les élites. D’autre part l’État a perdu une partie de son prestige alors que les attentes à son égard augmentent. Ce même État, bien que contesté, veut en même temps prendre l’essentiel des décisions en refusant aux corps intermédiaires le rôle qu’ils devraient jouer. La fonction publique, elle aussi, a perdu une partie de son prestige. Notons ce paradoxe que sur la réforme des retraites, les syndicats qui participent à la gestion de l’AGIRC et l’ARRCO avec un système par points raisonnent différemment quand il s’agit de la retraite de base de la sécurité sociale ou de celle dont ils sont responsables. Depuis des décennies, la démocratie sociale a été dévitalisée que cela soit pour la sécurité sociale ou pour l’assurance-chômage
Sans vouloir jouer les Cassandre, ces glissements sont dangereux et favorisent l’expression des extrémismes politiques.
Propos recueillis par Alain Bergounioux