Après avoir tenté de briser « un silence religieux » (cf. L’OURS 457), Jean Birnbaum veut nous faire découvrir « ce que le djihadisme dit de nous ». Le fanatisme islamique dans sa croisade contre l’Occident et à travers les attentats qu’il multiplie en Europe, particulièrement en France, nous interpelle. Il nous interroge sur notre capacité à être nous-mêmes. Or, nous faisons preuve d’une étrange faiblesse, au point d’en faire notre religion, une croyance, une foi perverse qui se retourne contre nous.À propos du livre de Jean Birnbaum, La religion des faibles. Ce que le djiadisme dit de nous, Le Seuil, 2018,274 p, 19€. Article à paraître dans L’OURS482 (novembre 2018, page 1)Le directeur des pages « livres » du Monde fustige notamment les intellectuels qui se complaisent dans les études post-coloniales. Pour eux en effet la colonisation traduisait la domination de l’Occident sur un Orient dévalorisé. Il faut aujourd’hui redonner toute leur valeur aux victimes de l’exploitation coloniale. Mais « le devenir du monde se réduit alors à un grand face à face entre l’Occident oppresseur et l’Orient opprimé ». L’exemple de l’affaire Rushdie est éclairant : « aux yeux des Faibles, critiquer l’Islam, c’est stigmatiser les opprimés, donc basculer dans le seul camp des oppresseurs, celui de l’Occident ». On montrera de la compréhension pour Khomeiny face à la provocation de Salman Rushdie. Après les massacres de Charlie ou du 13 novembre, certains intellectuels de gauche se sont demandés si les manifestants n’étaient pas déterminés par la haine de l’Islam plutôt que par la solidarité avec les victimes.
Un européo-centrisme honteux
L’auteur examine en détail les thèses d’Emmanuel Todd et d’Alain Badiou qui voient dans l’extension du djihad « un désir d’Occident », la volonté de refaire l’histoire. Ces peuples vivraient une transition analogue à celle qu’a connu le mouvement ouvrier au moment de la révolution industrielle. Les dominés aspirent à connaître et à posséder ce qui a été accaparé par les dominants. Le djihad serait une étape. Todd y voit d’ailleurs une confirmation de ses thèses. Pour lui, « l’État islamique est typiquement un phénomène d’implosion du religieux ». Les marxistes ont été entraînés par le stalinisme à oublier le fondement européen de la révolution selon Marx et Engels : « alors que Marx assumait son parti-pris européen, les marxistes charrient un européo-centrisme honteux, obsédé par la toute puissance maléfique de l’Europe, même quand l’hégémonie de celle-ci appartient au passé ».
Jean Birnbaum en vient alors à faire le constat qu’il s’agit bien d’une lutte de civilisation. En mobilisant les consciences, l’islamisme développe une conception de l’homme et de l’humanité selon une logique différente de la nôtre. Quand nous conjuguons valeurs universelles avec émancipation individuelle, l’Islam combattant affirme les valeurs de la charia et celles de la communauté des croyants, l’oumma. Faut-il excuser les djihadistes parce que leurs pères furent victimes de la colonisation occidentale ? N’est-ce pas faire preuve de faiblesse, en oubliant « notre Occident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates », pour reprendre les termes de Victor Serge qui a vécu les différentes phases de l’histoire du mouvement ouvrier ?
Un relativisme dangereux
Face aux pratiques de l’islamisme, certains sont tentés de dire : « on ne vaut pas mieux, on ne fait pas mieux ». On en vient à dénoncer comme d’horribles islamophobes ceux qui dénoncent ces pratiques. On le voit à propos de la place des femmes ou de l’homosexualité : on accepte que des dirigeants ou des « théologiens » qui se réclament de l’Islam voient là des catégories occidentales qui n’ont pas cours dans leurs pays, justifiant ainsi la répression et les exécutions d’homosexuels.
L’auteur évoque son dialogue avec Jacques Derrida et les propos de Claude Lefort dans la ligne de « Socialisme ou Barbarie » pour s’inquiéter : « nous vivons un moment où la perversion a redoublé de force, tandis que la démocratie s’abîme dans la faiblesse ». Un sursaut s’impose, à la dimension de l’Europe. Car nous appartenons à cette « histoire tourmentée, mais partagée » qui est celle de l’Europe. Une Europe qu’il faut protéger d’elle-même, d’où les combats pour plus de justice et d’égalité, mais aussi de l’autre, « car il y a de l’autre ». Nous devons vaincre notre faiblesse et affirmer nos valeurs, plutôt que de les relativiser dans un monde en effervescence. « La violence djihadiste nous ramène à notre différence ». Au lieu de nous en excuser, sachons en faire notre fierté.
Défendre des valeurs universelles ?
Voilà un livre qui ne craint pas la polémique ! Il est suffisamment nourri d’anecdotes, de citations ou d’analyses pour qu’on y trouve intérêt et plaisir. On peut aussi le rapporter à son vécu comme à l’actualité. Il se lit aussi dans la perspective d’élections européennes où peut se révéler notre faiblesse en tant qu’européens qui se veulent dépositaires de valeurs universelles ou au contraire notre force si nous savons surmonter les démons de la division et les risques du populisme.
Robert Chapuis