L’intelligence artificielle (IA) est à la mode. On ne peut s’en passer, du moins dans les médias. Daniel Andler, professeur émérite de Sorbonne-Université, a voulu à la fois nous éclairer et nous alerter sur les enjeux de cette concurrence à l’intelligence humaine. (a/s de Daniel Andler, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, Gallimard, NRF Essais, 2023, 431p, 25€)
Cet ouvrage comprend deux parties : l’une est historique, avec les trois âges de l’IA, l’autre plus scientifique, voire philosophique, pour savoir de quelle intelligence on parle. Sa méthode est celle de la déconstruction, une critique de la critique, nourrie de nombreux exemples dans le domaine complexe où se situe l’IA.
L’IA s’est développée en même temps que les sciences cognitives qui ont fait du cerveau le siège de la pensée, donc de l’intelligence. En 1950 une revue titrait : « les machines peuvent-elles penser ? » Dans cette voie l’IA se présente comme une nouvelle philosophie de la connaissance, elle en vient à renverser la proposition de Descartes : je suis (semblable à un humain), donc je pense ! En fait, on ne peut confondre l’IA – qui se réfère à un modèle industriel et à des critères d’utilité – avec les sciences cognitives qui, elles, sont liées à une démarche scientifique, donc à des critères de vérité. Nous sommes en fait au début d’une nouvelle époque, celle du numérique, qui constitue une rupture analogue à celle qu’on a connue avec l’électricité.
Aux sources de l’IA
D’où l’importance d’en faire l’histoire. Aux sources de l’IA, on trouve Alan Turing (1912-54), qui avait déjà posé les prémisses de l’ordinateur. On se fonde sur les outils de plus en plus sophistiqués du calcul, on donne un nom à cette nouvelle discipline : la cybernétique. Avec les algorithmes, se développe une IA symbolique qui, alliée à la robotique, va entraîner des performances singulières. Elle persiste alors que l’on assiste au développement d’une autre forme d’IA qu’on appelle « deep learning » (apprentissage profond). La base en est la constitution de réseaux analogues à ceux des neurones. On peut alors produire des textes raisonnés, des discours, mais aussi des images (où le faux ressemble au vrai…) ou des molécules dans le domaine biologique. Les grands groupes se concurrencent sévèrement, comme Microsoft – avec Copilot – et Google – avec Bard. C’est une nouvelle époque qui s’ouvre et qui n’a pas encore livré tous ses secrets et ses potentialités.
L’intelligence humaine dévaluée ?
À force de vouloir faire des objets « intelligents » au point de devenir autonomes, n’allons-nous pas dévaluer l’intelligence humaine, voire la remplacer. Daniel Andler ne le pense pas, car notre intelligence ne se limite pas à la solution de problèmes, elle réagit à des situations. Comme on le voit avec les animaux, il faut prendre en compte le milieu dans lequel s’exerce l’intelligence de chacun, « un environnement qui a évolué au cours de l’histoire, mais dans lequel un rôle fondamental échoit au social ».
L’énigme semble résolue. L’intelligence humaine a des spécificités qu’on ne peut retrouver, recréer par l’artifice. Pourtant l’IA poursuit son chemin et on ne peut préjuger des évolutions à venir. Certains chercheurs font d’ailleurs le pari qu’il est possible de surpasser l’intelligence humaine, de créer une super-intelligence dont la puissance serait considérable. Les « produits » devenant autonomes sont alors capables de résoudre leurs propres problèmes et de créer des situations nouvelles, auxquelles l’intelligence humaine ne s’est pas adaptée. Faut-il interdire cette recherche d’une Intelligence générale artificielle ? Non, mais la réguler et en contrôler les usages. Des chartes internationales définissant des principes et des limites sont nécessaires. Le numérique dans son ensemble ne pose pas seulement des problèmes techniques, mais aussi éthiques. Il faut garantir le respect du bien, du vrai, du juste, car « ces problèmes ne sont pas de simples nuances dont on peut s’accommoder ou auxquelles il faut se résigner ; ils apparaissent comme des plaies qu’il faut guérir aujourd’hui et empêcher demain ».
Une intelligence augmentée
L’auteur préconise, pour éviter la confrontation entre deux types d’intelligence, de parler d’une « intelligence augmentée ». L’intelligence humaine peut produire des prolongements d’elle-même grâce à des outils toujours plus performants, mais elle doit garder la maîtrise de la décision et le contrôle des limites. Il faut protéger la planète pour garantir l’avenir des futures générations, mais il faut aussi protéger l’humanité contre ses propres excès.
Robert Chapuis
L’Ours 529 juin 2023