La frontière est un géant aux pieds d’argile. Tout passage de frontière est une sensation particulière. Parce que toute frontière s’accompagne d’un récit, une histoire faite de détails et d’événements dans lesquels elle trouve sa justification… Une frontière peut avoir la largeur d’un pas. Visible ou pas, elle reste un mur foncièrement imaginaire derrière lequel existent d’autres choses, d’autres gens, cultures, pratiques, usages, valeurs.
A propos du livre Revisiter les frontières, sous la direction de Laurent Jalabert et Sylvaine Guinle-Lorinet, Éditions des Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Collection Cultures Arts et Sociétés, 2017, 144p,15€ (article paru dans L’OURS 471, septembre-octobre 2017, page 1)Les différents articles rassemblés dans cet ouvrage offrent un regard à la fois original et concret sur l’idée de frontière. C’est aussi le résultat de recherches interdisciplinaires, maillant les approches et les objets d’études entre histoire, linguistique et sociologie.
Les sujets ne manquent pas, depuis les Limes de l’Antiquité romaine jusqu’aux frontières internes et externes de l’Union européenne, en passant par la bande dessinée. La frontière possède alors plusieurs sens. Elle est autant le signe d’une expansion illimitée que celui d’une limite mal définie ou mal justifiée.
Un story-telling
Naturelle ou artificielle, pour qu’une frontière existe vraiment, il lui faut plus qu’un mur. Il faut un récit qui la justifie. La frontière est alors tolérée et nécessaire. À l’inverse, on peut la refuser… tout va dépendre de ce qui la justifie… où de « qui » la justifie. Julie Gallego le démontre en analysant les frontières fictionnelles des récits de bandes dessinées, de Lucky Luke aux Schtroumpfs. La véritable fiction est de croire qu’une frontière peut régler tous les problèmes. Souvent elle en crée bien plus qu’elle n’en résout et il faut toute la force ou l’intelligence du héros pour passer outre la frontière et la faire disparaître. Derrières les présentations ludiques, les frontières de BD sont proches d’une réalité toute aussi fictionnelle. Éric Schnakenbourg, concernant la frontière invisible entre Norvège et Laponie, analyse l’ancrage puissant d’un imaginaire fondant une différence entre Scandinaves et Samis, construit sur des théories bancales et largement remises en cause depuis.
La tentation de la frontière
La frontière reste un aujourd’hui encore l’un des éléments fondamentaux de l’État et de sa souveraineté démocratique. Cet élément est aussi la source du paradoxe européen qui tente de faire progresser l’Union entre pays par-delà les frontières mais ne résiste pas à un retour en arrière à la moindre crise politique ou financière, comme le précise Michel Catala à propos de l’espace Schengen. Il en est de même pour les coopérations transfrontalières qui butent sur l’emprise traditionnelle de l’État.
Le mythe de l’espace sans frontière ?
Un espace sans frontière, indépendant des États, est-il la première pierre du fédéralisme ou relève-t-il du mythe ? Entre le Rhin et les Pyrénées la réponse varie. Quel que soit le récit qui accompagne la frontière, il semble que tout reste une question de temps et d’acculturation. Évelyne Toussaint relève, à propos du mur israélo-palestinien, que sa déconstruction ne passera que par la culture et par une approche sensible, ce que Charles Tripp nomme « le long goutte-à -goutte de la résistance artistique ».
Dans tous les cas, il ressort de la lecture de ces articles une chose essentielle : poser la figure de l’autre par-delà les frontières revient en réalité à penser la figure de soi en deçà des frontières.
Jean-Frédéric Desaix