AccueilActualitéL’OURS au théâtre : Confiné… avec Jean-Paul Sartre, par ANDRE ROBERT

L’OURS au théâtre : Confiné… avec Jean-Paul Sartre, par ANDRE ROBERT

C’est en mai 1944 que fut donnée la première représentation de Huis clos (titre initial : Les Autres) au théâtre du Vieux Colombier dans une période encore confuse malgré l’espoir de la Libération imminente. Alors que dans Les Mouches, monté en 1943, Sartre traitait peu ou prou de questions politiques à travers un sujet antique (entendant ainsi tourner la censure), tel n’était plus ici le cas. Il abordait un thème existentiel, intemporel et universel, celui de l’humaine condition vouée à la mortalité, imaginant par provocation un trio de morts récents projeté en « Enfer ». A propos de  Huis clos, de Jean-Paul Sartre, mise en scène Jean-Louis Benoît, Vu à l’Epée de bois)

Paradoxe en effet que cette situation créée par un philosophe résolument athée : l’enfer, il n’y croit pas, n’a nullement l’intention de nous y faire croire, et ces morts, qui se penchent sur leur vie, ont des comportements de vivants. C’est donc implicitement à un déplacement de sens que le spectateur est convié, malgré ce qu’en dira l’auteur lui-même : « il n’y a rien à comprendre » (Situations IX).

De fait, tout en pouvant véhiculer des questionnements philosophiques, le bon théâtre n’est jamais une simple transposition de concepts ou de théories, il relève d’une incarnation singulière, en présence, sensible, enserrée dans une action dramatique qui doit valoir pour elle-même et impliquer émotionnellement le spectateur, pourtant toujours conscient des artifices devant lui déployés. Ayant publié l’année précédente L’Etre et le néant, son grand traité d’ontologie, c’est bien du théâtre que Sartre veut faire avec Huis Clos, et s’il rencontre les mêmes thèmes du conflit des libertés, du regard et de la chosification, de la mauvaise foi, de ce que la mort fait de l’existence, c’est ici par le moyen d’une écriture pleinement théâtrale.

Aujourd’hui où l’atmosphère existentialiste qui a pu favoriser le succès de la pièce a totalement disparu, le metteur en scène Jean-Louis Benoît (voir L’OURS n° 490) nous administre la preuve que celle-ci « tient ». Il la débarrasse de son décor d’époque, un salon bourgeois (qui lui donnait un côté boulevardier plus ou moins voulu) mais il conserve, sur le plateau à nu, les accessoires indispensables : la porte nécessaire au huis clos, les lumières qui ne s’éteignent jamais, trois canapés pour chacun des trois personnages, et surtout « le bronze de Barbedienne », la chose par excellence, pesante, l’opposé même de la conscience avec son intentionnalité.

Un jeu physique

Le texte sartrien est ainsi abordé en quelque sorte à l’os, sans aucune fioriture propre à détourner l’attention ; en demandant à ses excellents acteurs (Maxime d’Aboville, Marianne Basler, Mathilde Charbonneaux, sans oublier Antony Cochin, le garçon d’étage) un jeu très physique, voire à la fin paroxystique, Jean-Louis Benoît inscrit ceux-ci et la pièce tout entière dans la modernité. Les situations, c’est-à-dire les confrontations de chaque liberté individuelle avec les contraintes extérieures et avec la liberté d’autrui, s’enchaînent jusqu’au fameux « l’enfer, c’est les autres ». On entend alors qu’il n’est nul besoin des représentations traditionnelles d’un au-delà terrifiant pour connaître l’enfer, notre intercommunication y suffisant largement, mais qu’en même temps il nous est absolument vital (dernière réplique : « Eh bien, continuons »).

Pour autant Garcin le lâche, fusillé pour désertion, Inès la lesbienne qui a créé le scandale et provoqué un suicide, Estelle l’infanticide, sont bien passés dans un supposé autre côté, leurs actes ultimes les ont réifiés ainsi qu’en témoignent les propos tenus sur leur compte par les vivants : la mort a transformé leur vie en destin (comme le texte de théâtre fige à jamais les rôles). En témoigne encore le coupe-papier transformé en couteau mais qui ne tue pas, comme encore au théâtre. Dès lors, c’est en abyme que la pièce peut se donner à voir et comprendre, comme un enchâssement de regards (« tous ces regards qui me mangent » dit Garcin) : des personnages les uns sur les autres, évidemment portés par les regards des acteurs, eux-mêmes sous celui de leur metteur en scène, avec en arrière-fond omniprésent tous ceux des spectateurs. Jean-Louis Benoît réalise pleinement son intention : « Je pense que la scène de théâtre comme métaphore d’un Enfer où l’on “joue” sous de multiples regards […] correspond au point de vue que j’ai sur la pièce de Sartre ». À ne pas manquer, le spectacle sera repris au Dejazet en septembre.

André Robert

Article publié dans L’OURS 497, avril 2020.

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