Denis Lefebvre propose une haletante biographie d’un personnage aux mille facettes.
A propos du livre de Denis Lefebvre, Marcel Sembat. Franc-maçonnerie, art et socialisme à la Belle Époque, Dervy, 2017, 330p, 23€
Article paru dans L’OURS 469 (juin 2017), page 5.
Marcel Sembat aura été sa vie durant un personnage multiple et fascinant. Denis Lefebvre s’attache dans un ouvrage passionnant à toutes ses dimensions. Au lecteur à la curiosité proprement insatiable, au féru de poésie symboliste comme de science, à l’amoureux, au franç-macon, au militant, au journaliste, à l’orateur hors pair à l’ironie redoutée (« un des plus écoutés du Palais Bourbon », selon Jean Longuet), au député socialiste, au ministre ou au féministe (dès 1898 il demande l’émancipation civile et politique des femmes). Le socialiste balance sans cesse entre ses passions (la lecture en premier lieu, lui qui est en quête d’un savoir encyclopédique) et son action militante. L’historien Thomas Bouchet a dit que chez lui « l’engagement socialiste et les plaisirs de la vie se conjuguent ». La biographie insiste beaucoup sur cet équilibre. Marcel Sembat aime la réflexion, la lecture (sa boulimie est méthodique), l’action militante mais comme beaucoup d’autres socialistes la chair, la bonne chère, la fête aussi, les vertiges de l’âme. Le personnage est décrit comme indépendant, solitaire, jouisseur, tour à tour exalté et désespéré, complexe (proche de Barrès alors que tout les sépare). Ses Cahiers noirs permettent d’accéder à l’intimité et aux pensées du personnage qui souvent se scrute, évalue son action politique, jauge ses publications, avec orgueil parfois, jamais d’auto-complaisance. Denis Lefebvre entrelace ainsi vie personnelle et vie publique, l’analyse du personnage et l’auto-analyse à laquelle se livre Sembat dans ses écrits « intimes » (où il parle beaucoup de lui).
Un indéfectible socialiste
Avocat de formation, Marcel Sembat est d’abord journaliste et le restera toute sa vie. Il sera toujours plus à l’aise dans les courts textes du quotidien (il est un « journalier » selon Blum) que dans les longs écrits (il n’écrira que deux ouvrages dont un posthume). Il est député sans discontinuer de 1893 à sa mort en 1922. Denis Lefebvre évoque ses campagnes électorales successives avec leur lot d’anecdotes. Chacun de ses discours parlementaires ou presque fait l’objet d’une analyse dans ses Cahiers (ses « fours » comme ses « petits triomphes »). « Un discours c’est baiser, écrit-il. Si la chambre n’a pas envie de baiser, si l’affaire ne la met pas en chaleur, on s’esquinte à scier de long. » Sa vision de la maçonnerie est politique, engagée dans la vie de la Cité, elle qui peut régler selon lui la question sociale. Il la défend avec fougue contre Jules Guesde notamment. Celui qui fut un des acteurs de l’unité de 1905 est un indéfectible socialiste qui voit dans le parti sa « religion tribale, collective ». Marcel Sembat est convaincu, héritage de l’influence de Blanqui, qu’une minorité bien organisée peut jouer un rôle déterminant dans l’évolution d’une société. Il préside très souvent les séances des congrès et excelle dans ce rôle. Les relations avec Jaurès sont complexes. Leur conception de l’action politique diverge. Jaurès préfère « le traitement médical ». Sembat « penche pour l’interÂvention chirurgicale » selon ses propres mots. C’est au nom de son parti qu’il sera ministre des Travaux publics pendant la Première Guerre mondiale (Blum est son chef de cabinet). Il est très décrié à cause des problèmes de ravitaillement notamment, ce qui le fait souffrir. La période de l’après-guerre est cruelle. Après le congrès de Tours qu’il vit très mal, « la fougue, l’entrain, la vivacité d’autrefois ont disparu ».
Les pages sur l’amour de sa vie, Georgette Agutte qu’il épouse en 1897, sont magnifiques. Leur complicité est totale. « Magette » qui est peintre et riche l’introduit dans les milieux de l’art et lui ouvre des horizons bien plus vastes que la politique. Il fréquente Rouault, Marquet, Camoin. Il écrit même une monographie sur Matisse qu’il côtoie et aide. À Bonnières, sa ville natale dont il sera conseiller municipal, Marcel lit tandis que Magette peint. Sa femme se suicide douze heures après sa mort.
Rémi Lefebvre