A propos du livre Maryvonne PrĂ©vot, Catholicisme social et urbanisme. Maurice Ducreux (1924-1985) et la fabrique de la CitĂ©, prĂ©face de Gabriel Dupuy, Rennes, PUR, 2015, 314p, 19âŹ
Article publiĂ© dans LâOURS 451, septembre-octobre 2015, page 6.
Curieux titre heureusement prĂ©cisĂ© par un sous-titre : « Maurice Ducreux (1924-1985) et la fabrique de la Cité ». Maryvonne PrĂ©vot livre un ouvrage fort intĂ©ressant sur les annĂ©es 50, 60 et 70 (les trente glorieuses ?) Ă travers deux angles de vue : lâengagement de chrĂ©tiens de gauche et lâĂ©volution urbaine dans un nouvel amĂ©nagement du territoire. Rien Ă voir par consĂ©quent avec le terme de « catholicisme social » qui fleure bon la fin du XIXe siĂšcle !
Maryvonne PrĂ©vot a eu accĂšs Ă lâensemble des archives de Maurice Ducreux, prĂȘtre ouvrier engagĂ© dans les Ă©tudes dâurbanisme, et Ă dâautres archives (Mission de France, Ivry, IFA, etc.), croisĂ©es avec de nombreux entretiens ou correspondances avec des acteurs de la pĂ©riode.
Maurice Ducreux fait le lien entre les deux approches. Câest donc sa vie et ses engagements qui sont retracĂ©s mais, au-delĂ , câest toute une gĂ©nĂ©ration, celle qui est nĂ©e dans les annĂ©es 20 ou 30 qui est mise au jour. Elle a connu la rĂ©sistance et surtout la dĂ©colonisation. Elle a vĂ©cu la transformation de la CitĂ© « lorsque lâusine disparaĂźt », pour reprendre le titre dâun chapitre. Elle a connu la rĂ©pression clĂ©ricale et lâespoir de Vatican II. Elle a vĂ©cu les espĂ©rances et les contradictions de Mai 68 et « du socialisme autogestionnaire ». On y retrouve souvent, au fil des pages, les militants qui sont passĂ©s par lâAction catholique spĂ©cialisĂ©e (JEC et JOC), lâUNEF, les clubs, le PSU et dont la plupart achĂšvent au PS leur itinĂ©raire politique. Ils ont peuplĂ© les bureaux dâĂ©tudes et multipliĂ© les contrats de recherche dans la ligne dâun Chombard de Lauwe ou dâun PĂšre Lebret. Maryvonne PrĂ©vot donne tous les dĂ©tails nĂ©cessaires sur chacun dâentre eux, en Ă©largissant le regard vers les militants communistes de la mĂȘme Ă©poque. Car Maurice Ducreux fut membre du Parti communiste entre 1973 et 1977 et en fut trĂšs proche dĂšs la fin des annĂ©es 50. Il fut en effet lâun des fondateurs du BERU (Bureau dâĂ©tudes et de rĂ©alisations urbaines) crĂ©Ă© en 1957 et trĂšs actif dans les annĂ©es 60, aprĂšs la fin de la guerre dâAlgĂ©rie : on y trouve des militants dâorigine chrĂ©tienne analogues Ă ceux dâĂconomie et Humanisme et des militants communistes qui sâinspirent dâHenri Lefebvre.
NĂ© Ă Paris en mai 1924, Maurice Ducreux entre Ă 15 ans au Petit sĂ©minaire en Normandie. MarquĂ© par le livre de lâabbĂ© Godin (La France, pays de mission ?, 1943), il rejoint Ă Lisieux le sĂ©minaire de la Mission de France. EnvoyĂ© en stage Ă Ivry-sur-Seine, il va vite sâinscrire dans une action directe auprĂšs des jeunes. Membre de lâUJRF, il anime des camps de vacances de la municipalitĂ©. Il Ă©crira plus tard : «âce nâĂ©tait pas en tant que chrĂ©tien que je justifiais ma prĂ©sence, mais en tant quâhomme et militant ». Cette orientation de la Mission ouvriĂšre inquiĂštera bientĂŽt la hiĂ©rarchie catholique : les prĂȘtres ouvriers seront rappelĂ©s Ă lâordre en 1950-51, mais la plupart continueront leur mission quâils conçoivent comme une participation pleine et entiĂšre Ă la vie ouvriĂšre et aux combats de la classe ouvriĂšre. Câest le cas de Maurice Ducreux qui, au-delĂ de son vicariat formel Ă Alfortville ou Colombes, sâengage dans les luttes qui concernent le logement. On connaĂźt lâappel de lâAbbĂ© Pierre en 1954. Sur le terrain, en banlieue ou Ă Paris mĂȘme (dans le 13e par exemple), les actions sont nombreuses. Ducreux se lie avec Max Stern qui a lâidĂ©e du BERU et il profite dâune initiative de la commission urbaine de la Mission de France pour sâengager davantage dans lâurbanisme pour un meilleur logement.
Le BERU
Lâouvrage nous fera suivre son itinĂ©raire Ă travers les dĂ©bats, les conflits, les dĂ©veloppements multiples correspondant Ă une nouvelle conception de lâarchitecture et de lâamĂ©naÂgement urbain. Le BERU anime des bureaux en province, de Rouen Ă Bayonne : les Ă©tudes demandent du temps, quatre Ă cinq ans le plus souvent. Elles reposent sur des donnĂ©es statistiques et des enquĂȘtes de terrain. Il sâagit de refaire la ville avec ses habitants, ses travailleurs. Le cĆur de la ville doit rester ouvrier. Les controverses sont frĂ©quentes avec les amĂ©nageurs au service des entreprises (et du pouvoir en place) : ceux-ci prĂ©fĂšrent la pĂ©riphĂ©rie avec de grands ensembles dĂ©diĂ©s aux familles populaires. Le BERU dĂ©veloppe aussi ses activitĂ©s Ă lâinternational : en Afrique du Nord, en Afrique de lâOuest. Maurice Ducreux mĂšne pendant deux ans (1967-69) une Ă©tude Ă Kinshasa en collaboration avec un jĂ©suite belge. De ce fait, il ne participe pas aux mouvements de Mai 68 qui agitent profondĂ©ment le monde de lâarchitecture : de nouvelles structures apparaissent et lâarchitecte, nourri de sciences sociales, devient urbaniste. Maurice Ducreux aura du mal Ă se retrouver dans ce nouveau monde. Il prĂ©fĂšre le rĂ©seau grenoblois qui se dĂ©veloppe avec Jean Verlhac et lâĂ©quipe Dubedout. Ă la fin des annĂ©es 60, la recherche sâorganise sous une forme contractuelle, sous lâĂ©gide de la DĂ©lĂ©gation gĂ©nĂ©rale Ă la recherche scientifique et technique notamment. Les salariĂ©s, les chercheurs deviennent des « hors statut ». Câest le cas de Maurice Ducreux qui travaille Ă Gennevilliers, Ivry et Saint-Denis avec des municipalitĂ©s communistes. Dans le contexte du programme commun signĂ© en 1972 entre PS, PC et radicaux de gauche, il dĂ©cide dâadhĂ©rer au PCF, « le parti de la classe ouvriĂšre », mais ce sera une contrainte plus quâune ouverture. Il le quitte en 1977, au moment oĂč le Parti durcit sa politique Ă lâĂ©gard des immigrĂ©s. En cette mĂȘme annĂ©e, le BERU dĂ©pose son bilan et, pour Ă©viter le chĂŽmage, Ducreux frappe Ă plusieurs portes : elles ne sâouvrent pas facilement. Il est soutenu par des militants qui sont aussi des prĂȘtres ouvriers, comme Jean Bellanger, mais la crise sociale commence Ă se rĂ©vĂ©ler : les structures industrielles craquent de toute part. Le monde ouvrier perd son homogĂ©nĂ©itĂ©. Le PC voit diminuer son influence Ă©lectorale : le PS prend le relais. Ducreux participe en 1981 au colloque de Montreuil oĂč apparaĂźt bien le dĂ©calage entre les gĂ©nĂ©rations dâurbanistes. Ducreux parvient Ă rejoindre le rĂ©seau grenoblois en 1983, mais la municipalitĂ© change de bord cette mĂȘme annĂ©e, avec lâĂ©lection de Carignon. Au surplus, il tombe malade. Il dĂ©cĂšde en 1985.
Génération
Ă travers Maurice Ducreux, Maryvonne PrĂ©vot a dressĂ© avec prĂ©cision et comprĂ©Âhension le portrait de toute une gĂ©nĂ©ration qui concevait lâurbanisme comme un engagement social, dans la ligne dâune action militante commencĂ©e dans les mouvements dâaction catholique ou dâautres mouvements de jeunesse (lâUNEF en fait partie Ă cette Ă©poque). Elle montre bien, Ă la suite dâun Michel de Certeau, comment la recherche devient un langage de substitution Ă une « mission » qui veut pĂ©nĂ©trer le monde ouvrier au moment oĂč il se dĂ©compose. Certains ont vĂ©cu ce transfert comme un drame, dâautres se sont accrochĂ©s Ă la mĂ©thode, au risque de sâisoler et de ne pas ĂȘtre compris. Maurice Ducreux en fait sans doute partie. Son tĂ©moignage est dâautant plus utile, car il nous parle dâune crise qui est encore la nĂŽtre, dans un monde qui ne correspond plus guĂšre Ă nos repĂšres et dont il nous faut redĂ©couvrir les ressorts, pour mieux servir la cause humaine, qui est aussi pour certains la cause chrĂ©tienne.
Robert Chapuis