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Michel Rocard et l’OURS

« La maîtrise de l’usage des technologies dépend de la capacité culturelle et politique de la société à agir sur elle-même. C’est là que le libéralisme est un mal­heur éthique, dans la mesure où il démobilise la réflexion de la société sur elle-même » nous disait Michel Rocard en 1987 dans un débat organisé à l’OURS le 25 septembre 1987.À partir de 1986, Adrien Spinetta, président de l’office, a été à l’initiative d’un groupe de travail intitulé « Pour un nouveau manifeste socialiste » qui échangeait des réflexions sur la nature de la crise et sur les mutations en cours dans nos sociétés. À côté des animateurs de l’OURS, ce travail collectif a reçu les contributions les plus variées : Jacques Robin, René Passet, Guy Aznar, Jacques Piette, Edgard Pisani, Albert Gazier…. On lira ici les réflexions de Michel Rocard, alors candidat à la candidature à quelques mois de la présidentielle de 1988, sur ce projet et son analyse des mutations en cours. À près de 30 ans de distance, la question de la place de la réflexion politique prospective dans le monde médiatique demeure posée. Comme celle de la déconnexion entre les citoyens et la politique.

Entretien avec Michel Rocard, vendredi 25 septembre 1987 (Télécharger gratuitement l’intégralité de ce débat)

Merci, d’abord, à tous de m’accueillir. Merci aussi de me donner l’occasion d’une réflexion non quotidienne ; c’est stimulant en diable.

Cela étant, nous sommes tous tellement habitués à être coincés dans une quotidienneté dont l’horizon le plus lointain est celui des prochaines élections que nos sociétés ne réfléchissent qu’en deçà, au rythme des sondages, qui sont mensuels, si bien que, quand on entend – comme je viens d’entendre dans votre exposé – un condensé superbement formulé des problèmes d’évolution à long terme, on se rend compte qu’on est de petite taille.

De vos trois questions, la dernière, « copilotage de l’évo­lution humaine », est une question gigantesque.

À ce que vous avez dit, j’ajouterai l’oxyde de carbone et le gaz carbonique. Je suis devenu un pro-nucléaire par pré­caution de survie, sans fanatisme particulier.

Or, cela appelle un commandement de nos sociétés, auquel elles ne sont pas du tout prêtes, et une acceptation collective, en évitant la dérive vers des sociétés d’autorité. Nous prenons le champ inverse actuellement, ce qui ne peut provoquer qu’un choc brutal en retour.

Tout cela pose des questions redoutables et c’est un peu effrayant

Bien sûr, il n’est pas question de cerner tout cela. J’abor­derai simplement le problème de savoir comment contribuer à une reconstruction de l’horizon, avec deux temps dans la réflexion :

Le premier sur la révolution des technologies, en donnant mes réactions à ce que j’ai lu, notamment dans le cahier 171.

Le second sur la mutation culturelle et sur le problème de la crise morale des nouvelles valeurs. Je ne suis pas pour rien dans l’émergence de ce mot de valeurs à l’intérieur des débats du Parti socialiste. Je n’en suis qu’à moitié fier.

On s’abrite souvent derrière un verbiage un peu creux, qui peut tourner à l’alibi ; et pourtant, nous n’avons plus de rationalité descriptive qui soit un point d’ancrage.

Pour essayer d’aborder cela, je dirai que l’homme politi­que responsable ne dispose plus de méthode de pensée en prêt à porter. Nous n’avons pas de batterie de recettes de référence, lorsque, du moins, le responsable a l’intention d’inscrire son action dans la durée et dans une perspective d’avenir, et non pas seulement de surnager et de diriger à vau-l’eau. Pour un homme de gauche, c’est encore plus grave et on se sent encore plus démuni, parce que les hom­mes politiques du libéralisme n’ont pas besoin de voir à long terme, en raison même de leur croyance dans le dis­cernement constant du marché.

C’est commode de se reposer sur le marché puisqu’en théorie il provoquerait un optimum. Mais le malheur, c’est que, si le marché permet aux hommes politiques de se débarrasser de tout discernement sur l’avenir, il en dis­pense aussi les citoyens.

Le marché n’est pas porteur d’une pédagogie sur l’avenir ; il est myope, et la société, la France, l’Europe occidentale et la planète n’ont plus d’horizon.

Il n’y a plus que la concurrence qui soit un révélateur, qui est indispensable d’ailleurs ; on ne peut pas faire marcher les économies sans cela. C’est une partie importante de l’évolution de la pensée socialiste de ces dernières années que d’avoir compris cela, mais la concurrence est d’une myopie totale sur les finalités et notamment sur les finali­tés de l’aventure humaine.

S’il est avéré maintenant qu’un marché correctement concurrentiel est la moins mauvaise manière de faire produire, ce devrait être l’honneur des politiques que de cher­cher à dégager et à exprimer dans leurs actes le sens de l’évolution d’une société, les voies de sa cohésion, de son unité, de son avenir, en s’éclairant des réflexions des pen­seurs, des chercheurs, de ce monde du débat social auquel vous contribuez fortement

PARTIR DU REEL

Le socialisme pourrait alors passer à nouveau d’une croyance à un projet, non pas ce qu’on appelle trop facile­ment, trop vite et trop souvent un projet de société, mais un projet dans la société telle qu’elle se forme sous nos yeux. Repartons du réel, disait déjà Jaurès. Nous sommes toujours dans cette tradition-là.

Donc, partons du réel, demandons-nous : que faire ?

On sait que la médiatisation de la politique – sa marchan­disation, pour reprendre un vocable tiré de Marx – ne conduit pas non plus dans cette direction.

Il nous faut donc peser sur tous ceux qui ont ces préoccu­pations – qu’ils soient acteurs ou chercheurs – de toutes nos forces, pour percer l’édredon du prêt à penser.

Vos trois documents sont des contributions riches – vous m’avez fait travailler, je dois le dire – et sont un inventaire, sinon exhaustif, du moins extrêmement riche du débat de société. J’ai salué la volonté de prospective qui s’y faufile. J’ai reconnu au passage quelques phrases qui ne sont point d’aujourd’hui.

Je vais reprendre vos débats, pour y trouver le plan de mon propre exposé maintenant, parce que j’en retire le sentiment que les solutions à nos problèmes les plus fonda­mentaux ne sont guère formulables dans le langage des hommes politiques d’aujourd’hui.

La politique à conduire – si je vous ai bien lus et si je me fie à mes propres intuitions – va devoir changer à terme, de même que change le sens de certains mots que l’on emploie, comme « éducation » et peut-être même aussi le mot d’État. Je me souviens, dans ma jeunesse, d’avoir eu une controverse avec notre regretté Guy Mollet, que je trouvais trop jacobin à mon goût ; je me sentais plus décentralisateur. À vous entendre, cher Spinetta, dans votre avant-dernier paragraphe, nous sommes en pleine convergence, et c’est important. En effet, j’ai aimé la for­mule : il faut insérer des germes dans la société civile, ten­dant à faire évoluer les comportements. La loi n’y suffit pas.

C’est un mécanisme qu’on a déjà observé avec la balance des paiements, mais qui pourrait trouver dans la société civile des contraintes plus violentes.

J’ai peu de titres à entrer dans une recherche pareille ; je ne suis pas un chercheur, je ne suis pas un expert. Je suis un homme politique de terrain, coincé dans le cinéma tac­ticien et obligé par la demande sociale d’apprendre un nouveau métier, celui de comédien, et de lui consacrer l’essentiel de mon temps.

N’étant pas chercheur, je ne vais pas tracer devant vous une vaste fresque des thèmes du possible et du souhaita­ble ; je préfère assimiler les vôtres. J’ai été longtemps engagé dans la bataille et candidat aux plus hautes responsabilités de l’Etat, avec une seule préoccupation, qui est d’ailleurs presque une obsession, qui est la prise de conscience du possible et du souhaitable. Comment s’attacher à la synthèse de ce qui est faisable ? Pour reprendre votre exposé, cher Spinetta, par quel bout prendre la pelote pour agir ? Comment donc s’attacher à la synthèse de ce qui est faisable, et cela dans un temps historique dont l’horizon pratique ne doit pas – si nous voulons rester sérieux – excéder une décennie ou deux au maximum.

Travaillons avec l’espoir de mettre la France et l’Europe en meilleure situation pour le tout début du XXIe siècle. Une bonne prospective permet l’audace et le réalisme.

Cela, bien sûr, doit se faire dans la fidélité aux valeurs essentielles qui fondèrent le socialisme.

Tout cet effort, par conséquent, doit contribuer à cette tâche, que je crois primordiale pour notre pays et pour l’Europe : reconstruire un horizon commun.

Puisque nous ne voulons plus uniquement des lois, mais des comportements, il faut que les références au nom desquelles ces comportements s’analysent et se décrivent soient communes, d’où l’importance de cet effort intellectuel.

LA REVOLUTION TECHNOLOGIQUE

Au milieu de tout cela, premier temps de la réflexion : la révolution technologique, sur laquelle vous êtes revenus. Est-ce une fatalité ou comporte-t-elle une chance ? Ques­tion très banale depuis Esope, mais qui se repose constam­ment.

Je pose cette question parce que, jusque dans votre réflexion, on perçoit la révolution technologique tantôt comme un déferlement irrésistible – il y a des accidents, certains redoutables, on a l’impression qu’on a vécu quel­que chose de torrentiel, non maîtrisable et menaçant comme un barrage qui s’effondre – mais tantôt aussi comme un vaste supermarché du futur où les hommes choisiront les technologies les plus conformes à leur pen­sée, avec une grande richesse de choix.

J’ai tendance à dire, pour ma part, que l’émergence de l’un ou de l’autre dépend de la période de temps considérée, dépend du domaine d’application des technologies et dépend – mais là, j’entre dans la seconde partie, qui sera plus culturelle – de la capacité culturelle de la société.

Si vous le permettez, reprenons ces trois points.

Premièrement, révolution, mais à quelle vitesse ?

Ce déferlement paraît certain ; c’est vrai pour les techno­logies de l’information, nous y sommes. Cela va continuer, c’est ultrarapide. La capacité d’une puce est multipliée par 10 tous les cinq ans depuis 1970 et son prix divisé d’autant. On peut prévoir une évolution au même rythme au cours des vingt prochaines années, ce qui veut dire que ce qui, aujourd’hui, dans le domaine de l’intelligence arti­ficielle, analogique, des circuits intégrés, etc., coûte 10.000 F, coûtera 1 F dans vingt ans.

Il n’y avait pas de cartes à mémoire en 1985, c’est-à-dire il y a deux ans et demi. Il y en aura 12 millions en 1990.

Nous sommes bien là en présence d’un déferlement par vagues des usages de l’informatique, objet grand public, automatisation des procédés de production, synthèse de la parole, avec, du coup, une fantastique possibilité de télévi­sion européenne multiligne, instantanément utilisée. Tout cela activé par une compétition mondiale féroce et qui change les politiques industrielles dans des périodes signi­ficatives de cinq ans.

En revanche, dans un autre secteur, la biologie et la santé – je parle sous le contrôle du docteur Robin – le temps d’application des découvertes me paraît toujours beau­coup plus long, cette appréciation étant peut-être liée à mon inculture profonde,

Effectivement, il semble que le temps biologique, même s’il se raccourcit, demeure plus long que le temps informa­tique. Les connaissances scientifiques avancent sans cesse ; par exemple, les médicaments, ceux qui entreront sur le marché vers l’an 2000, sont déjà en train de s’esquis­ser en termes de molécules, de chaînes explorables.

Donc, il y a un temps un peu plus lent, et la période signifi­cative dont j’ai parlé semble actuellement plus près de vingt ans que de cinq ans, sauf les cas d’urgence et de mobilisation énorme de moyens, comme ce qui est fait en ce qui concerne le SIDA, par exemple, où il n’est pas exclu qu’on aille plus vite.

Il en est de même pour l’agro-alimentaire.

Troisième sous-point : la période est encore plus longue pour les sciences sociales, face aux changements de systèmes sociaux complexes.

D’abord, l’application du mot « science » au domaine social fait déjà problème, nous le savons tous. L’expres­sion « science molle » est passée dans la langue ; on peut la retenir.

Ces sciences peuvent nous dire dès aujourd’hui comment rendre une entreprise ou un secteur public plus compétitifs, mais elles ne peuvent guère nous dire davantage. Il est bien clair que nous n’assistons pas à un déferlement de changements des systèmes et, si l’on s’imagine que chan­ger la constitution de la République sera un changement utile, ou productif de nouveaux comportements dans la société française, on a une appréciation proche de l’infini du temps nécessaire au consensus pour que cela se fasse.

Les systèmes humains qui changent vite subissent en géné­ral des chocs en retour brutaux. On est donc là en présence d’un impératif de changement, non d’une irruption tech­nologique et non d’un renversement du processus.

LES DOMAINES D’APPLICATION

Le deuxième point concerne la poussée technologique en ce qu’elle dépend de ses domaines d’application.

Il y a invasion technologique quand c’est l’intérêt de tous les producteurs et quand les obstacles politiques ou éthiques ne l’entravent pas.

Donc, on a tendance à raisonner, je crois, en termes de résistance à une invasion.

Prenons cinq domaines importants à titre d’exemples :

Premièrement, en matière de défense. Il n’y a heureuse­ment pas invasion, mais il y a fixation de l’usage des technologies nouvelles sur les guerres locales qui stimulent les marchés de l’armement. Cela dit, l’escalade des technolo­gies autour de la dissuasion, si elle ne fait qu’entretenir celle-ci, n’en est pas moins colossale et explique en partie les tentatives de freinage Est-Ouest auxquelles nous assis­tons actuellement.

Deuxièmement, en matière de conception des procédés et des produits industriels. La découverte continue de nou­veaux matériaux hautement performants – nouvelles céra­miques, nouveaux polymères, etc. – ouvre des possibilités immenses, qui ne seront exploitées qu’au rythme permis par l’énorme coût de renouvellement des équipements des chaînes de production et par la restructuration des entre­prises elles-mêmes, dans les domaines du bâtiment, des travaux publics, de la chimie, etc. On n’ira pas plus vite que ce qui est permis par ces rythmes-là, quitte à ralentir même, sinon la recherche, du moins l’incorporation à l’activité courante des résultats de cette recherche.

Troisièmement, pour tout ce qui concerne les incidences des technologies nouvelles sur l’emploi – problème dont Spinetta a parlé tout à l’heure – qui est le problème crucial par excellence, on voit bien que le déferlement est sélectif . Les systèmes productifs vont beaucoup plus vite, en intro­duisant les innovations de procédés de production, que les innovations de produits. Là encore, ce sont les critères de marchés qui ont fait le tri. Cela d’autant plus fort et plus vite qu’il s’agit de payer une main-d’œuvre chère comme la nôtre. Et cela joue même chez nous, alors que, pourtant, la France est, parmi les pays les plus développés, un de ceux qui sont en retard en matière de robotisation. On ne met en place que deux robots par jour actuellement, ce qui est peu ; il nous en faudrait de l’ordre de 100 000 en l’an 2000 pour être au même niveau que la Suède, que l’Allemagne, que le Japon ou que les Etats-Unis. Au rythme actuel, nous n’y serons point, ce qui n’est pas sans poser de redoutables questions.

Conséquence tout de même de ce mouvement dans lequel nous sommes, même si nous sommes en retard : les gains énormes de productivité, dont il a été question dans vos travaux.

Lorsqu’on passe d’une économie matérielle à une écono­mie à dominante informationnelle, donc économie à moindre dépendance énergétique, ces gains énormes de pro­ductivité ne sont pas compensés par la création de produits nouveaux qui freineraient la chute des emplois.

D’ailleurs, le déferlement de produits nouveaux est tout relatif et il ne s’applique qu’à des gammes très spécifiques. On peut regarder, à l’inverse, la stabilité d’un produit comme l’automobile et, a fortiori, d’un produit comme le logement. Ce sont des produits majeurs dans nos sociétés et, là, il y a une assez étonnante stabilité, cela parce que nos économies ont réduit leurs coûts au lieu d’investir dans des activités nouvelles. C’est ce qui fait la différence entre les sorties de crise, et je pense à celle qui a déferlé aux États-Unis dans les années 70, que l’on peut comparer avec la crise de 1929, dont on est sorti par un surinvestisse­ment des activités : automobile, armement, etc.

Quatrième exemple de cette grande variance de l’irruption des technologies en fonction des domaines d’application : en matière de communication et de relations entre les hommes, Là, c’est une inondation ! En quinze ans, la révolution informationnelle a bouleversé presque toutes les activités de communication, l’édition, les conditions de gestion de tous les marchés mondiaux, et d’abord finan­ciers, et des entreprises, et – il faut bien que je vous en fasse la remarque – jusqu’aux conditions d’exercice du métier politique. Cela touche aussi l’expression des formes culturelles et de l’art. Les faits sont là, ils sont connus ; leurs incidences sont immenses.

Sur cet exemple, je ferai deux remarques :

Premièrement, des secteurs entiers sont tenus à l’écart, et je pense d’abord à l’éducation. La santé, du point de vue de la délivrance des soins, et non plus de l’appareil médi­camenteux, relève un peu du même diagnostic à l’égard de cette fantastique mutation.

Ces secteurs sont-ils fautifs, comme beaucoup le disent ? Ou bien – et c’est une grande question de société – n’y a-t-il pas des services où la part d’engagement des hommes est essentielle et où les coûts ne peuvent être que faiblement décroissants ? Ces services, modernisés, préfigureraient bien des activités de demain, mais, si les coûts y sont fai­blement décroissants, il en découle une lourde interroga­tion sur le partage du P.N.B., sur la loi des prélèvements obligatoires, surtout si cette loi est non pertinente par rap­port au seuil d’intolérance fiscale où nous sommes aujourd’hui.

J’ajoute que, quand je fais part à plus court terme de mes réflexions, je ne manque pas une occasion de souligner le problème majeur à mes yeux de la paupérisation de l’État. C’est un débat qu’on pourra ouvrir aussi. Nous avons vécu cent cinquante ans avec des États riches, non pas opulents mais suffisamment à l’aise pour qu’un nouveau besoin recensé puisse être pris en charge, il n’en est maintenant plus question ; il n’y a plus un sou dans les caisses publi­ques et les besoins nouveaux ne sont pas susceptibles d’être pris en considération. C’est, par rapport aux répon­ses à tout ce qui découle des réflexions que nous rassem­blons ici ensemble, une interrogation absolument majeure, mais c’était une incidente.

Donc, première remarque : aider les secteurs entiers tenus à l’écart de cette irruption torrentielle de la technologie dans le monde informationnel.

DEMOCRATIE ET RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE

Deuxièmement, dans quelle mesure, dans quel domaine la révolution informationnelle peut-elle apporter des change­ments essentiels au sens étymologique du mot, dans le sens de la démocratie, dans le sens d’une stimulation d’initia­tive sociale par exemple ?

Ne voit-on pas, au contraire, les médias modernes renfor­cer dangereusement l’ordre établi, malgré les apparen­ces ?

Nous constatons l’individualisme, la solitude des gens, l’hypertrophie et l’anarchie des transactions monétaires internationales : il y a vingt ans, le flux des transactions financières et monétaires par jour était du même ordre de grandeur que le flux des échanges marchands. Aujourd’hui, il est 25, 28, 30 fois supérieur.

Nous sommes dans l’imprévisible, dans l’absurde, dans un surréalisme au sens que Breton avait voulu donner à ce mot.

Cette hypertrophie des transactions, cet individualisme se combinent et se compliquent d’une simplification des ima­ges de la vie politique, au moment où il faudrait, au con­traire, qu’elle accepte de refléter davantage ce problème de société majeur que nous vivons.

L’activité politique, maintenant, se divise en deux : la ges­tion de nos sociétés et un spectacle à usage public. La déconnection entre l’un et l’autre est de plus en plus pro­fonde, je la ressens aujourd’hui comme totale. Il faut essayer de naviguer dans ce monde du spectacle pour y préserver une influence dont nous pouvons avoir l’espoir qu’elle sera utilement employée, mais qui n’a pas de rap­port avec les conditionnements mentaux et critères de choix proposés. Il faut avoir le courage de le dire comme cela.

Tout cela contribue-t-il à un progrès de nos sociétés ?

Il y a doute. On a, dans la montée d’une société informa­tionnelle, l’exemple de l’ambivalence d’une évolution technologique. D’elle-même, cette évolution technologi­que renforce quelque chose qui va jusqu’à la caricature, c’est vrai, mais elle fait aussi sauter des verrous qui ne vont plus nous gêner.

Notre devoir est de regarder au-delà assez tôt pour secouer le conservatisme social que, pourtant, spontané­ment, elle renforce.

Cinquième exemple : les sciences du vivant et la naissance d’une bioéthique laïque, disons, dans le meilleur sens du mot.

Je vois, pour ma part, dans le coup d’arrêt donné par le geste récent du professeur Testard sur le développement hors contrôle de l’embryologie humaine et génétique, un signe très important, mais il faut tout de même nous souvenir de ce que les scrupules de conscience d’Oppenheimer n’ont pas fait obstacle à la prolifération nucléaire. Autrement dit, même quand le scrupule scientifique inter­vient, il n’a pas nécessairement valeur bloquante.

Ne lâchons pas la bride aux fatalités technologiques. Assu­rons-nous que nous avons, que la société a la capacité morale et politique de vérifier leur évolution pour la col­lectivité humaine. Cette vérification peut prendre du temps ; les savants, les chercheurs continueront à travail­ler, mais ils sauront au moins que cette vérification se fait bien, qu’ils ne sont pas seuls face à leur conscience.

Ce temps, prenons-le ou tentons de le prendre pour déter­miner ce que nous voulons en matière d’orientation sociale. C’est ce qui m’amène au troisième point de cette première partie : la maîtrise de l’usage des technologies dépend de la capacité culturelle et politique de la société à agir sur elle-même. C’est là que le libéralisme est un mal­heur éthique, dans la mesure où il démobilise la réflexion de la société sur elle-même. C’est au niveau philosophique le plus profond qu’il nous faut introduire le combat. Mais cette bataille-là se télescope avec une autre, du fait que nos Etats ont voulu trop en faire et rigidifier le corset social. Nous sommes, nous, socialistes, les plus mal placés pour mener les deux à la fois.

Trois conclusions essentielles me paraissent découler de ce que je viens d’égrener comme remarques dans ma pre­mière partie, en réaction aux vôtres d’ailleurs :

– Premièrement, l’irruption des technologies nouvelles n’est pas générale. Elle se heurte aux capacités globales d’inves­tissement et de changement de la société ; elles rencon­trent, dans l’éducation, dans l’organisation sociale, des résistances liées à la cohérence historique du tissu social, résistances qui ne sont pas toutes dépourvues de sagesse.

– Deuxièmement, en dépit de tout cela, la compétition internationale nous oblige à aller de l’avant, car la science d’aujourd’hui, ce sont les technologies de demain, et, par conséquent, les marchés d’après-demain. Or, il en va de même à cet égard de l’invention culturelle et du marché de l’art. Mon sentiment –je n’ai pas absolument tout lu, mais tout de même parcouru vos travaux – est que le secteur de la création culturelle, de l’art, est un peu à l’écart de vos préoccupations actuelles, mais il est peut-être dans les pro­grammes futurs.

Je crois qu’on ne peut pas prendre en charge une telle interrogation sur la société sans s’interroger jusque sur les conditions de la création littéraire, artistique, picturale, esthétique en tous cas, puisqu’elle est message social, d’autant plus important maintenant que le message de la critique cartésienne de nos sociétés commence à s’affadir ou à perdre de sa force d’interrogation.

– Troisièmement, la science – comme d’ailleurs l’art et la lit­térature — ne se laisse jamais réduire aux déterminations du marché, et, pour ne pas avancer en aveugle dans un changement qui s’est en fait imposé, nous devons disposer d’une capacité d’action orientée vers l’avenir. Or, il est symbolique que l’année 1987 soit celle où un ministre imbécile a décidé de supprimer le commissariat au plan, alors que tout le monde convenait qu’il fallait transformer profondément nos manières d’investiguer l’avenir, dépro­grammer et de mettre en relation l’action administrative avec les conclusions de l’investigation sur l’avenir. On était tous d’accord, mais l’idée de tirer l’échelle et de ne plus réfléchir sur l’avenir au-delà de dix-huit mois de budget, c’est tout de même une idée symboliquement grandiose, que l’on n’a pas assez saluée d’ailleurs.

Vous savez sans doute que la survie du commissariat au plan a été obtenue uniquement par l’inertie administrative : il y avait trop de lois organiques à changer pour le faire disparaître !

LES MUTATIONS CULTURELLES

Il nous faut donc des valeurs autres pour fonder notre investigation sur l’avenir.

Où les trouve-t-on, ces valeurs, sinon chez ceux qui pen­sent la société comme une collectivité solidaire et créant sa propre histoire ? C’est le deuxième temps de ma réflexion. Rassurez-vous, il est plus bref que le premier.

La mutation culturelle… Les mots sont maladroits. « Idéologique » est un mot pollué, le mot « culturel » aussi. On est toujours ramené aux beaux-arts, alors qu’il s’agit d’attitudes. Si l’on élargit trop le champ, cela devient technologie et ce n’est plus porteur, mais je n’ai pas d’autre mot que celui-là.

Jacques ROBIN : Rupture, plutôt que mutation.

Michel ROCARD ; Oui, mais alors là on a des problèmes de datation et de calendrier. Je suis pour les ruptures

lentes.

Il y a sept ans, nous discutions sur la rupture avec le capita­lisme en cent jours… Depuis, je suis un peu prudent.

Mais les chercheurs peuvent utiliser de tels mots. Il n’y a que les politiques qui soient piégés. En tout cas, il est juste de dire que les valeurs fondatrices des sociétés occidenta­les ne gouvernent plus beaucoup leurs comportements. La remarque est lourde, mais je crois qu’il faut la faire.

Je crois cependant que de nouvelles valeurs apparaissent ou, en tout cas, une nouvelle expression d’anciennes valeurs, à laquelle nous devons être très attentifs.

Détaillons un peu cela.
Premier temps : les effets de recul des valeurs antérieures.
Premier point : quels reculs ?
Recul séculaire de l’impact du christianisme sur notre vie sociale – et cela, en dépit de l’effort qu’a représenté Vatican II ou du fantastique affichage social que représente Solidarnosc.
Autre recul : celui des conceptions révolutionnaires du socialisme telles qu’elles sont nées et ont été formulées dans les drames de l’industrialisation, dans le courant et à la fin du XIXe siècle.

Recul aussi, faut-il le dire, des droits de l’homme, qui sont constamment menacés – et contre toute attente, après ce que nous avons connu en 1940. Nous pensions vraiment qu’après le nazisme, les droits de l’homme ne pouvaient pas ne pas être la référence centrale de toutes les sociétés, l’horreur était trop grande. La carte de la démocratie s’est un peu étendue ces dernières années, une douzaine de dic­tatures se sont effondrées, mais on n’est pas sûr qu’il n’y ait pas un certain recul sur le plan des droits de l’homme ou, du moins, un certain recul concernant le cynisme avec lequel les gouvernements s’affichent de plus en plus dans la gestion des sociétés, faisant par ailleurs une place trop grande aux impératifs dits de la raison d’Etat – et je ne pense pas qu’au Rainbow Warrior, bien sûr !

Bref, recul des grandes conceptions universalistes de la société, qui font place, dans le pilotage de nos sociétés développées, à un positivisme pratique et assez empirique et, au fond, maigre.

Quand l’Occident propose des modèles de développement au Tiers monde, il ne vante que son bien-être et ses riches­ses, y compris financières. C’est notre argument pour pro­poser au Tiers monde un modèle qui ne soit pas celui de l’Union soviétique. Je trouve cela, sur le plan des valeurs, un peu court et, dans la manière dont l’Occident parle de lui-même, il me semble qu ‘il y a aujourd’hui un enjeu tout à fait redoutable qu’il nous faudrait assumer. Ceci m’amène d’ailleurs à une autre question, celle de savoir si nous serons capables de gérer le droit de critique qu’impli­que la démocratie, c’est-à-dire l’émergence constante d’une lassitude, d’une exaspération contre l’encombre­ment, contre le dysfonctionnement, contre le chômage, contre la détérioration de nos systèmes sociaux, tout en reconnaissant que notre système de valeur et d’organisa­tion sociale est quand même le meilleur du monde.

Nous ne sommes pas dans la grande pauvreté du Sud, nous ne sommes pas dans la grande oppression policière de l’Est et nous ne sommes même pas dans la société sans protec­tion sociale de l’Amérique du Nord.

Le triplé de valeurs, niveau élevé de développement, droits de l’homme comme fondement de l’organisation politique, et haute protection sociale, est une caractéristi­que de toute l’Europe, pour l’essentiel grâce à la sociale démocratie, qui a été l’élément moteur dans cette direc­tion, mais nous ne parlons que d’argent quand nous proposons de copier nos modèles. Il y a disparition de notre vécu de valeurs intérieures. Là est un peu le recul.

Quelles sont les causes de ce recul ?

Il me semble que vous les avez largement répertoriées et exposées dans vos travaux.

Première cause : le matérialisme pratique de notre vie quotidienne, soumise à la multiplication des consommations, la défense d’un confort moyen hédoniste lié à la montée des classes moyennes et dont la protection suscite par défaut, depuis la crise économique, une contre-société d’exclus.

Là, un mot sur les références culturelles de ce que l’on a appelé historiquement la bourgeoisie. J’ai lu avec une stupeur vorace et beaucoup de joie l’excellent travail de Régine Pernoud, qui s’appelle « l’histoire de la bourgeoi­sie en France », et je ne saurais trop vous le recommander. C’est l’émergence de la couche que l’on appelle la bourgeoisie vers la fin du Moyen Age-début de la Renais­sance. Il y a, dans la mutation de la pensée économique et de la manière de vivre l’économie, une disparition, en quelques décennies, en un petit siècle, des références éthiques et morales que l’église catholique avait imposées à l’organisation sociale. C’était codifié sous le nom de « la bonne économie », je crois. Il y a eu un changement de valeurs, une détérioration du système de valeurs, dont la lecture et l’analyse sont de première importance pour tout notre propos. J’ai lu cela il y a cinq ou six mois ; c’est un livre très fort, dont nous avons besoin aujourd’hui.

LE RECUL DES VALEURS

À ces éléments-là, dans les causes du recul des valeurs, j’ajouterai la somme considérable des réactions de défense de chaque individu contre la domination sociale et l’insé­curité qui guette, l’insécurité des rapports entre individus, l’insécurité par rapport à l’environnement et aussi – je ne sais pas, s’il faut le dire comme cela, je ne pense pas que vous bondissiez sur vos chaises pour me sauter dessus et me massacrer, mais je tiens à le dire – maintien à distance de la guerre en Occident. On a plus tendance à serrer les coudes, à se sentir solidaires et à réfléchir à ce qui nous unit, à ce qui nous rassemble, sous la menace. Donc, maintien à distance de la guerre en Occident par dissua­sion nucléaire, ce qui ôte tout fondement traditionnel à l’attachement à la collectivité à laquelle on appartient ; on n’en a plus besoin.

Comment incorporer cet argument ? Comment oser le dif­fuser ? La réflexion est ouverte.

Voilà, en tout cas, un inventaire non exhaustif de certaines causes fortes à ce recul généralisé de nos valeurs tradition­nelles.

Les effets sont innombrables sur la culture, sur l’économie et sur la politique.

Premier effet : la montée des intégrismes, religieux et poli­tiques, intégrismes qui parviennent à remobiliser en offrant des refuges au sentiment de perte d’identité qui ont des conséquences fortement agressives : agression islami­que, bien entendu, mais aussi une montée de l’intégrisme hébraïque en Israël qui est inquiétante. J’ai des amis qui en reviennent et qui ne reconnaissent plus leur propre pays.

La catholicité polonaise a des aspects qui sont fort ambiva­lents à cet égard et, si l’église fait partie de l’épine dorsale de la structuration démocratique de l’Amérique latine, cela peut se payer d’un certain prix dans l’évolution des critères sociaux et de la socialisation en général, notam­ment sur le plan, pour eux très important, des comporte­ments par rapport à la démographie.

J’ai eu l’honneur, il n’y a pas très longtemps, d’être invité à une rencontre massive de centaines de milliers de jeunes des deux Allemagnes ; il y a un intégrisme protestant qui tourne au pacifisme, à la démilitarisation, quelles que soient les conditions, qui est un intégrisme qui ne man­quera pas de nous poser des problèmes stratégiques et d’équilibre de la première gravité.

A contrario, dans les effets de tout ce mouvement, on constate un affaiblissement du militantisme progressiste et syndical, qui tentait d’assumer politiquement et de manière laïque – au sens complet du terme – les conditions de son temps, mais qui se heurte aujourd’hui au refus d’engagement des gens, des jeunes notamment, et qui ren­contre en face de lui, non plus des groupes recherchant une identité commune, mais une société en réseaux d’acti­vités multiples et entrecroisés, comme le montre la socio­logie la plus contemporaine.

La famille, cellule sociale de base, survit plutôt pas mal ; c’est la seule qui survit comme forme de cohésion sociale, mais nous sommes en pleine évolution là aussi.

Autre effet de ce tassement, de cette régression des valeurs traditionnelles : le culte de la lutte individuelle et de la compétition économique comme des absolus ver­tueux, sans voir qu’il s’agit de moyens, alors même qu’apparaît le besoin, en France et en Europe, de redé­couvrir le sens de l’intérêt collectif. Or, ce sens ne fait plus partie des systèmes de valeurs, au contraire.

Néanmoins, une partie de la jeunesse, aujourd’hui, vit avec ces deux tendances parfaitement contradictoires exprimées simultanément.

Autre conséquence de même nature : un désintérêt crois­sant vis-à-vis de la cause du Tiers monde. Il n’y a plus que quelques jeunes pour être soucieux de la faim dans le monde. On constate un pessimisme, une indifférence, une lassitude dans tous les systèmes responsables, qu’il s’agisse de décisions publiques ou d’entreprises, qui, je crois, contribuent à l’aggravation du problème.

Autre conséquence en politique : pragmatisme absolu autour du court terme, dès lors que la société paraît pou­voir s’autoréguler autour de valeurs pratiques, simples, et réunissant un consensus. Cette autorégulation est quelque chose qui nous a pris un peu à contre-pied, nous, socialis­tes. Que l’Etat ne soit plus le centre de tout, c’était d’ailleurs – et pas par hasard – la conclusion de Spinetta, mais au prix de quelle proportion d’exclus du système ? Vous avez terminé, d’ailleurs, sur les moyens d’éviter l’exclusion du système.

Dans cet inventaire des conséquences, j’ai cité ce qui me paraît essentiel. Vous avez vous-mêmes montré, dans les travaux précédents, comment tout cela s’enracine dans la vie quotidienne d’aujourd’hui.

DE LA SOLIDARITE A LA FRATERNITE

Cependant, je crois qu’on peut dire que de nouvelles valeurs émergent, et c’est le deuxième temps de ma réflexion.

Ces nouvelles valeurs, nous commençons à les aperce­voir ; elles peuvent d’ailleurs garder les noms de liberté, de solidarité, de justice et de fraternité. Il n’y a pas d’inconvénient à garder les dénominations, mais il faut impérativement pouvoir formuler ce qui fera que, demain, ces mots ne soient pas vides de sens pour les générations montantes, c’est-à-dire qu’ils auront repris un sens et des applications, sinon toujours concrètes, du moins adaptées à nos formes sociales d’aujourd’hui.

Les références qui nous ont explosé au visage au cours du mois de décembre 1986, à propos de la révolte étudiante et lycéenne, étaient lourdes de valeurs sociales. C’était clair. Il y avait là-dedans une revendication d’équité, d’égalité, une autre de solidarité, une autre d’anti-racisme, une autre de laïcité. Tout cela y était.

Ces valeurs ne peuvent plus être fondées seulement sur des revendications quantitatives. C’est probablement l’aspect le plus porteur par rapport à la dérive que je décri­vais tout à l’heure. Elles s’expriment fondamentalement par des revendications qualitatives. Il s’agit avant tout, pour chacun, d’exister comme un acteur de la vie collec­tive et de ne pas en être exclu.

Un chercheur italien qui s’appelle Adorno a écrit : « Nos sociétés ont désormais moins besoin de produire de l’utilité que de produire de l’identité ».

Il y a d’ailleurs un propos analogue chez un homme qui était tout sauf un chercheur scientifique, qui s’appelait Saint-Exupéry, et qui a écrit des choses comparables.

L’identité, pour la tradition de gauche, est une notion un peu suspecte. Il faut néanmoins qu’on l’accepte et qu’on l’enregistre. Il nous faut la redécouvrir, la maîtriser, et les étudiants, là encore, nous ont mis sur la voie en revendiquant une identité sociale et culturelle partagée par tous.

Je pense, pour ma part, qu’il y a là une valeur centrale pour la gauche de demain.

Autrement dit, au-delà du partage de l’avoir, nous voici placés devant le défi de partager l’être. La décentralisa­tion, la multiplication des relations contractuelles entre cellules sociales, entre groupes de même niveau ou de niveaux différents, sont peut-être les premières figures ins­titutionnelles de ce partage de l’être social qui touche la qualité et non plus seulement la quantité.

Alors, bien sûr, si les nouvelles valeurs prennent cette forme, il est clair que la rénovation de notre système édu­catif est la pièce centrale de l’effort nécessaire.

Si cette voie est, à l’évidence, très difficile à suivre, elle est claire dans son principe. L’école et l’université doivent pouvoir dépasser les contradictions qu’elles vivent et qu’ont soulignées certains sociologues.

L’éducation doit de nouveau produire une culture inté­grant de plain-pied la technique, avec les nouvelles activi­tés, et en même temps elle doit demeurer un lieu par excellence de formation à la liberté et à l’émancipation.

Ces deux soucis peuvent-ils converger ?

Au fond, je n’en suis qu’à moitié sûr – comme vous, à l’évidence, au vu des réflexions que vous avez conduites. Et pourtant, il faut que l’on arrive à les faire converger. Sinon, nous ne serons pas présents dans le destin du monde de demain ; à cet égard, on n’a pas encore tiré assez de bénéfice d’un document important du Collège de France sur l’éducation et qui indique un peu la voie : transmettre à la fois la visée d’unité de la science et des technologies et la pluralité des cultures.

Ces nouvelles valeurs doivent aussi se traduire concrète­ment dans l’organisation économique. L’entreprise et les services publics doivent devenir des lieux où peuvent s’exprimer à la fois coopération et créativité.

En outre – et cela aussi résulte directement de vos tra­vaux – il n ‘est plus possible de partager le seul emploi classique. Personne ne se fait d’illusions sur le retour au plein emploi dans des conditions de croissance comme celles que nous avons connues. C’est là, d’ailleurs, qu’il y a rup­ture. Il faut passer de la notion d’emploi à la notion d’acti­vité considérée sur toute une vie et intégrant aussi les périodes de formation. L’activité entendue ainsi, nous pouvons concevoir pour elle une expansion autour d’une production matérielle largement automatisée : activités créatrices, formules associatives, activités de services, etc. C’est pourquoi, même en politique pratique, je préfère parler, plutôt que de réduction du temps de travail – qui n’évoque pas l’élan nécessaire – de partage de l’activité, formule plus porteuse, Cette formule permet à chacun d’espérer trouver son insertion dans le mouvement de la société.

D’une certaine façon, à travers tout cela, on découvre un nouveau sens au mot « solidarité », qui est une version pudique de celui qui est inscrit au fronton de nos mairies, c’est-à-dire « fraternité ».

CRISE OU RENOUVEAU DE L’OCCIDENT

Ma conclusion rapide, après tout cela : y a-t-il crise de l’Occident ou renouveau de ses apports ?

Le dernier de vos documents – c’est celui que j’ai le moins parcouru, j’ai plus travaillé sur le premier – en traite. J’y ai vu que, si vous confirmez cette crise historique, vous ten­tez aussi de distinguer des issues. Pour ma part, je crois que nos vertus propres ont toujours un rôle essentiel à remplir, à condition de les transformer par les adaptations qui sont en cours, que je viens d’évoquer. Je pense d’abord que notre crise européenne vient de ce que nous ne sommes plus hégémoniques. D’autres sociétés nous concurrencent sur des plans tout à fait divers : le Japon, sur un plan, les pays arabes sur un autre, bientôt la Chine… 1e Brésil déjà.

L’Occident n’a pas vu cela ; ou, s’il l’a vu, il n’en a pas encore accepté l’idée. Nous n’avons pas à nous plaindre de ce défi, de ce challenge, cela n’a pas de sens. La techno­science a beau uniformiser l’économie mondiale, les sociétés, elles, demeurent différentes. D’abord, sans doute, la japonaise, qui est l’une des plus uni-ethniques, des plus uni-culturelles, l’une des moins brassées de toute l’his­toire, l’une des plus inquiétantes sans doute et des plus imperméables à un vrai frottement culturel avec les autres.

En tout cas, ces cultures, ces sociétés resteront différentes. Cette diversité peut être une chance, qui doit nous faire méditer sur notre confiance dans la raison universelle. Une allusion à la société indienne montre les limites de cette référence à la raison universelle, mais je pense aussi que notre conception de la liberté restera un modèle. Elle est d’ailleurs la langue de référence de l’humanité ; on ne parle que de droits de l’homme dans des termes occiden­taux à l’ONU, les autres étant obligés de se conformer à l’écriture de ce langage commun. Le peu de droit interna­tional qui existe s’est formé d’après nos critères, nos valeurs et notre vocabulaire, ce qui est déjà un élément d’entrée en dialogue avec d’autres cultures, même si nous n’en sommes qu’aux balbutiements de cette référence.

Cette conception de la liberté restera donc un modèle, si nous savons la concilier avec les coopérations et l’efficacité collective parce qu’elle est une source inépuisable de créa­tion et d’invention.

L’Europe reste et peut rester à bien des égards le principal ferment de l’invention culturelle et même scientifique de demain.

Crise de l’Occident… mutation plutôt et, comme toute mutation, elle peut donner lieu à une renaissance.

Les germes, j’en suis convaincu, sont déjà visibles pour peu que l’on cherche à les distinguer, à les cultiver, ce qui est la tâche notamment de ceux qui ont la charge d’un pays et d’un Etat, même si la mode est à dire que cette tâche doit échapper à leurs responsabilités.

J’en ai terminé et je finis donc sur de la perplexité.

Interviennent notamment : Adrien Spinetta, Albert Gazier, Jean-Cyril Spinetta, Jacques Robin, René Passet…L’intégralité de ce débat publié dans L’OURS cahier et revue n° 180 (mars-avril 1988) est téléchargeable là.

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