La rencontre entre le mouvement socialiste et les enjeux coloniaux reste un champ peu investi, que l’on s’intéresse à la métropole ou aux territoires sur lesquels elle exerce sa domination. De fait, Claire Marynower apporte une contribution précieuse à ce domaine de recherche en interrogeant les dimensions multiples d’un engagement professé et vécu en terre algérienne. A propos du livre de Claire Marynower, L’Algérie à gauche (1900-1962). Socialistes à l’époque coloniale, PUF, 2018, 270p, 22€ (Article paru dans L’OURS n°479, juin 2018, page 7)Si le cœur du propos est issu du remaniement de sa thèse de doctorat consacrée aux socialistes du département d’Oran (Algérie) durant l’entre-deux-guerres, la publication ne cache pas son ambition d’élargir les frontières à toute l’Algérie et à une séquence chronologique courant du début du XXe siècle à l’indépendance. Que signifie être un militant socialiste dans une société coloniale ? C’est que se nichent ici d’apparents paradoxes qui semblent consubstantiels à cette situation, car le socialisme algérien est essentiellement une affaire d’Européens. De ce fait, comment concilier un discours émancipateur et de justice sociale avec sa propre hégémonie ? Comment prôner l’égalité au sein d’un système qui repose sur l’inégalité et qu’il ne s’agit pas de remettre radicalement en cause ? À gros traits, par quels moyens concilier socialisme et colonialisme ?
La présence socialiste en Algérie
C’est à la fin du XIXe siècle que le socialisme s’implante en Algérie. Dès lors, ses évolutions comme son caractère se situent à la croisée des dynamiques françaises et des spécificités algériennes. Jusqu’au « moment Front populaire », qui fait émerger une préoccupation nouvelle pour la question coloniale, les centres d’intérêts des militants sont essentiellement ceux de leurs camarades hexagonaux ou ceux de la communauté européenne locale à laquelle ils appartiennent. Dans des rangs plus clairsemés qu’en métropole, qui sont-ils précisément ? Au-delà de la traditionnelle figure de l’instituteur (à l’instar de Joseph Begarra, futur conseiller de Guy Mollet et auquel l’auteure avait consacré un mémoire de Master1), ils présentent des profils divers. Suivant les périodes et comme en vases communicants, s’y côtoient en proportions variables ouvriers, artisans, cheminots, postiers, enseignants, fonctionnaires, professions libérales. Poly-engagés, les socialistes d’Algérie se retrouvent dans le syndicalisme, la franc-maçonnerie, les associations (Ligue des droits de l’homme, LICRA, par exemple). De plus, à partir du milieu des années 1930, ils accueillent de nouveaux camarades issus des couches les plus favorisées de la population autochtone. Ces derniers incarnent alors une expérience certes minoritaire, mais dans laquelle se lisent les nombreux enjeux et les multiples tensions de l’entre-deux colonial dans lequel ils entendent se mouvoir.
Une doctrine coloniale à contretemps ?
En Algérie, l’agenda militant revêt un caractère classique : campagnes électorales, entretien d’une presse partisane, réunions, défilés, grèves, meetings. Cependant, il faut composer avec les spécificités du cadre nord-africain qu’illustrent la répression de l’administration, la violence décuplée entre formations rivales ou encore les proches échos de la guerre d’Espagne. Ces spécificités, l’auteure les identifie également en se penchant sur la place qu’occupent les questions coloniales dans l’univers intellectuel des militants d’Algérie. Lorsqu’ils s’en préoccupent, ceux-ci aspirent à une autre forme de colonisation, sans remettre en question la présence française. Réformistes, porteurs d’une « pensée indissociablement coloniale et socialiste », les membres de la SFIO tentent de tenir ensemble acceptation du fait colonial, ambitions émancipatrices, question sociale, perspectives plus ou moins affirmées d’assimilation. Après la Seconde Guerre mondiale, ils font évoluer certains aspects de leur doctrine coloniale.
Pourtant, ils peinent à la repenser en profondeur, restent à contretemps de dynamiques nouvelles dont ils sont exclus et perdent progressivement audience comme influence. La guerre d’indépendance révèle avec acuité leurs insuffisances et vide, au fur et à mesure que le conflit s’approfondit, les fédérations et les sections où ne restent in fine que les fidèles de la politique préconisée par le secrétaire général – rejoignant pour les derniers d’entre eux la métropole en 1962.
Histoire coloniale, sociale et culturelle du politique
L’exploration proposée puise au répertoire des renouvellements historiographiques les plus récents, tant en histoire coloniale qu’en histoire politique. En envisageant constamment l’interaction entre les deux faces de l’objet considéré, elle invite à les aborder conjointement à nouveaux frais. Appréhendés à partir des travaux de Georges Balandier, les socialistes apparaissent comme détenteurs d’une position d’intermédiaires, d’agents transactionnels, évoluant « dans les interstices de la société coloniale » et renseignant ainsi certaines modalités de son fonctionnement. Sur l’autre versant, l’historienne s’attache à restituer une expérience socialiste minoritaire et particulière « du triple point de vue de l’être, du faire et du croire ». À cet effet, elle livre une histoire sociale et culturelle du politique qui place pratiques, sociabilités, identités au cœur de la démarche, et qui parvient à maintenir le lecteur à l’échelle du quotidien. Sa plume vivante se conjugue avec la diversité des sources mobilisées et avec la variété des instruments utilisés (prosopographie, analyse de réseaux, cartographie) pour redonner chair aux hommes et aux femmes qui incarnent, au fil de ces décennies, le socialisme algérien. Si Charles-André Julien, Marius Dubois, Saïd Faci, Gabriel Gonzales, Raoul Borra, William Lévy ou encore Mohand Lechani sont parmi les plus connus, ils côtoient au fil des pages la foule des militantes et de militants qui font vivre, chaque jour, le Parti. Partant, le projet de « reconstituer précisément, dans son épaisseur, sa complexité, sa chaleur humaine, un monde de réalité et de sens aujourd’hui révolus » est brillamment réalisé. Et, dans l’autre sens, celui d’élaborer une réflexion sur ce que ces expériences apportent à l’étude de la situation coloniale et de ses dynamiques profondes l’est également.
Ces éclairages originaux de l’Algérie française et du mouvement socialiste ouvrent la voie à des réflexions aux contours plus larges, et engagent à une heureuse prise de hauteur. Enfin, dans son inscription historiographique et méthodologique comme dans son objet historique, le travail de Claire Marynower porte la marque rafraîchissante et moderne du croisement, de la rencontre, de l’intersection. Ce qui n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage important.
Quentin Gasteuil
(1) Claire Marynower, Joseph Begarra. Itinéarire d’un socialiste oranais, L’Harmattan, 2008, 240p.