On connaît la réaction de François Mitterrand à l’annonce de sa victoire, le 10 mai 1981: « Quelle histoire ! Hein, quelle histoire ! » C’est maintenant, quarante années après, avec l’Histoire qu’il faut compter. Ses deux présidences donnent lieu à un vaste débat, particulièrement à gauche. Les points de vue sont souvent tranchés. Pourtant, aujourd’hui, un inventaire lucide est possible.
Il lui a été reproché de n’avoir pas changé les institutions de la Ve République. Cela dit, il a établi la représentation proportionnelle pour les élections législatives de 1986 – ce qui était une promesse de campagne. Et les lois de décentralisation ont modifié fortement l’équilibre des pouvoirs dans le pays. Et point à évoquer – important en un temps de défiance caractérisée vis-à-vis des élites politiques – il a su occuper la fonction présidentielle avec une autorité indéniable. Cela lui a permis dans les deux cohabitations, plus dans la première que dans la seconde marquée par la maladie, d’apparaître comme le garant de l’unité nationale face à la droite. Et, malgré les libertés qu’il a prises parfois avec les règles usuelles pour sa vie privée, ses amitiés passées, pour des affaires touchant ses proches, on ne pourrait pas s’expliquer autrement la reconnaissance dont il bénéficiée à la fin de son mandat et dans le souvenir des français.
Le bilan est contrasté pour les évolutions économiques et sociales que François Mitterrand a conduites. Le fait majeur est qu’il a accompagné la mutation du pays entre deux phases historiques : 1981 regardait beaucoup vers la fin des « trente glorieuses », avec un programme qui avait été pensé au début des années 1970, en 1995, la France était plongé dans la mondialisation après le bouleversement mondial entraînée par la chute de l’URSS. Au début du premier septennat, les réformes mises en œuvre ont marqué le pays, sur le plan économique, avec les nationalisations etc., sur le plan social, avec la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés, l’impôt sur la fortune etc, sur le plan sociétal , avec l’abolition de la peine de mort, la consolidation de l’IVG, avec la libération des ondes etc. Ces politiques avaient pour condition une forte croissance . Or, celle-ci, dans une économie mondiale dominée par les puissances libérales, ne fut pas au rendez- vous. Dès lors, les déficits s’accumulèrent, avec une inflation importante. Un changement de priorités, dit « politique de la rigueur », s’opéra de 1982 à 1983 qui, maintenant la France dans le système européen , et son ouverture au monde, pour redresser l’économie, fit de la recherche de la compétitivité un objectif. Ces politiques connurent des succès avec le rétablissement des équilibres extérieurs et des entreprises renforcées, mais le prix fut le maintien d’un taux de chômage important, malgré une « embellie » de 1987 à 1991, des restructurations industrielles éprouvantes, une hausse limitée des salaires. Parler de politique neo-libérale est, cependant, indu, car les prélèvements obligatoires ont cru et le « modèle social » a été étendu, avec une série de mesures, dont le RMI est la plus connue, et conforté avec la CSG.
Avec la politique extérieure, François Mitterrand a donné sa pleine mesure. Dans le cadre tracé par le général de Gaulle, il a cherché à donner un rayonnement à la France, « puissance d’influence mondiale » ( Hubert Védrine). Certes, les résultats ont été parfois incertains. Et le conservatisme a marqué la politique africaine, où les intérêts français ont conduit au soutien de régimes oppresseurs, comme ce fut le cas au Rwanda. Mais il y a eu aussi des gestes qui ont eu un grand retentissement, comme le discours de Cancun, en 1981, ou la poignée de mains avec Helmut Kohl, à Verdun, en 1986. Mais ce sont, bien sûr, les choix européens qui ont été fondamentaux. Il a voulu que la France, pour son propre intérêt, soit au premier rang d’une Union européenne qui dépasse les égoïsmes nationaux, pour conjurer les drames du passé et affronter les défis de l’avenir. Il a pensé qu’après avoir crée un « contenant » avec le Traité de Maastricht , il faudrait donner un « contenu » plus social à l’Union européenne et que cela serait la tâche des générations futures. Ce « pari » historique est toujours en question. Mais il a incontestablement façonné l’avenir du pays, et contribué à consolider ce qui est la grande initiative historique de l’après guerre.
Dans un espace contraint, il est, évidemment, difficile d’analyser, de manière satisfaisante, toutes les facettes d’une action qui a du faire face à des situations bien différentes de celles qui avaient été imaginées avant 1981. Mais leur importance pour le pays, dans leurs succès et leurs échecs, ne peut être niée.
Alain Bergounioux
Historien, président de l’Office universitaire de recherche socialiste.
(article paru dans L’Humanité, 10 mai 2021.