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Nouvelle-Calédonie : « Il faut que l’État retrouve son statut d’impartialité. » Trois questions à JEAN-FRANÇOIS MERLE

Comment expliquer l’opposition entre deux principes de gauche, égalité des citoyens devant le vote et décolonisation, dans le contexte néo-calédonien ?

On perçoit cette opposition comme une contradiction quand on oublie que la colonisation est, par essence, une négation de la démocratie. Clemenceau l’avait caractérisée dès 1885 quand il disait à Jules Ferry que la présentation de l’entreprise coloniale par son gouvernement n’était que « la primauté de la force sur le droit ». Cette définition de la colonisation montre qu’elle est aux antipodes des principes démo­cratiques. En outre, comme je l’ai rappelé dans un article récent de la revue de L’ours, la colonisation repose principalement sur le présupposé de la hiérarchie des races. On ne peut donc véritablement invoquer les principes démocratiques que lorsque l’on a tourné la page de la colonisation.

Or, aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, la décolonisation reste inachevée. Le processus qui avait été engagé en 1988 avec les accords de Matignon, amplifié et prolongé en 1998 avec l’accord de Nouméa, était une entreprise de décolonisation. Mais elle supposait que ça aille jusqu’à son terme. Les conditions dans lesquelles le troisième référendum prévu par l’accord de Nouméa a été organisé n’ont pas permis de tourner – ou pas – cette page de l’histoire coloniale. L’invocation des principes démocratiques fait donc débat. Et ceci d’autant plus que dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie la question du corps électoral, c’est-à-dire ceux qui décideront de l’avenir du pays, a toujours été un élément de clivage. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les descendants des colons qui protestaient contre l’élargissement du droit de suffrage aux Kanak qui en étaient privés jusqu’alors puisqu’ils étaient des sujets et non des citoyens français. Lorsque la loi Defferre de 1956 a été mise en place, elle prévoyait une assemblée territoriale pour diriger les affaires de la Nouvelle-Calédonie. Les descendants des colons réclamaient alors le double collège afin que les Kanak ne disposent pas du suffrage universel. On voit bien que le principe démocratique « un homme, une voix » ne peut pas s’appliquer normalement tant que l’on n’a pas réglé la question de la décolonisation et qu’elle n’est pas allée à son terme.

Quel est l’héritage socialiste et pourquoi est-il vertueux ? Pourquoi dit-on qu’il y a une rupture entre une école de négociation qui va de Rocard à Édouard Philippe et Macron-Darmanin, aujourd’hui, Lecornu ?

Lionel Jospin rappelait, dans une récente tribune du Monde, que Michel Rocard et lui avaient fait leurs premières armes en politique au moment de la lutte contre la guerre d’Algérie et contre les séquelles de la colonisation. Ils s’inscrivaient dans une perspective décolonisatrice.

En 1988, la démarche est assez originale. L’État était à la fois acteur du processus puisque, par un certain nombre de politiques publiques, il contribuait au rééquilibrage à la fois politique, économique, social et culturel. Et, en même temps, il était arbitre en ce sens qu’il ne cherchait pas à peser sur le choix à effectuer pour le statut de la Nouvelle-Calédonie à l’issue du processus de décolonisation. Cette position d’acteur et d’arbitre a prévalu pendant près de 30 ans, au-delà des alternances politiques. Lorsque la droite était au pouvoir, elle était un peu moins actrice, mais elle n’a jamais rompu avec la posture arbitrale. La gauche a eu une politique plus volontariste, tout en restant arbitre quant au choix des Calédoniens.

À partir de 2022, après le départ d’Édouard Philippe de Matignon, l’État a cessé d’être arbitre. Il a pris clairement à plusieurs reprises des positions en faveur du camp non indépendantiste, ce qui a complètement faussé le choix au moment du troisième référendum.

En particulier, une procédure avait été instituée par l’accord de Matignon et institutionnalisée par celui de Nouméa, à savoir la réunion annuelle d’un comité des signataires des accords, destinée à en vérifier l’application et à faire émerger des propositions consensuelles sur les mesures à prendre par la suite. C’était une procédure un peu symbolique, une forme de palabre à l’océanienne. Elle tenait compte de la culture kanak où il faut que la parole circule pour que tout le monde puisse se l’approprier. Il faut aussi tenir compte des silences. Et comme dans la culture kanak ou océanienne, on ne veut pas en général froisser son interlocuteur, on ne va pas forcément lui dire non. Mais ne pas dire non ne signifie pas qu’on dit oui ! Les responsables, jusqu’à Édouard Philippe, l’avaient pris en compte. Après, on est rentré dans une procédure qui n’avait plus d’assises reconnues par tous.

En 1988, le contexte était aussi explosif, mais les camps étaient bien identifiés avec un bloc indépendantiste et un bloc non indépendantiste ayant chacun à leur tête des leaders sinon incontestés, du moins reconnus. Depuis une dizaine d’années, les deux camps sont émiettés et il n’y a plus de leaders incontestés. Raison de plus pour faire en sorte, si l’on veut arriver à une décision reconnue par tous, de mettre tout le monde autour de la table. C’est précisément ce qui n’a pas été fait en 2021 lorsqu’ont été définies les conditions d’organisation du troisième référendum. Seule une partie des indépendantistes était présente, et ceux-là se sont d’ailleurs ravisés ensuite. Puis la crise du Covid est arrivée. Les Kanak n’ont pas admis que les élections municipales soient reportées dans l’Hexagone, mais aussi en Nouvelle-Calédonie, alors qu’il n’y avait pas de crise Covid dans l‘île, mais que pour maintenir le troisième référendum, l’argument de la crise sanitaire a été balayé.

Cette façon d’agir n’a été ni comprise ni admise. Et lorsque, dans un processus de décolonisation, le peuple premier, les autochtones, ne prennent pas part au vote, ça fait perdre tout son sens à ce scrutin. Il pouvait être juridiquement régulier, mais il était politiquement inopérant. C’est ce qui a fondamentalement changé la donne.

On a appris hier une neuvième mort, à la suite des affrontements. Dans la situation actuelle, au-delà de l’appel au calme, que penser des ingérences étrangères et, surtout, comment sortir de cette situation ?

Considérer que ce serait la Russie ou l’Azerbaïdjan qui ont déclenché les émeutes en Nouvelle-Calédonie n’a tout bêtement pas de sens, même s’il est indéniable qu’ils ont cherché à souffler sur les braises notamment par des fake news. De même, l’attitude à l’égard de la Chine est très paradoxale. Les exportations de nickel sont contingentées et les non-indépendantistes qui les exploitent ont reproché ces dernières années au gouvernement à majorité indépendantiste de ne pas délivrer assez de licences d’exportation vers la Chine. Et dans le même temps, ils les accusent de vouloir livrer à travers leur projet la Nouvelle-Calédonie à l’influence chinoise !

La vérité, c’est que les dirigeants français n’ont pas été en mesure de concevoir une diplomatie d’influence dans la zone pacifique autrement qu’à travers la domination territoriale. L’idée que l’on puisse avoir des relations de partenariat qui font d’un pays un relais à la fois économique, diplomatique, culturel, c’est quelque chose que pratiquent la plupart des autres puissances – Australie, Japon, États-Unis – qui interviennent dans la région. Une journaliste américaine me faisait remarquer que notre président, lorsqu’il va en Algérie, parle de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité, qu’en Afrique, il dénonce les séquelles de la colonisation. Mais ce raisonnement s’arrête lorsqu’il s’agit des territoires français du Pacifique. Le président Macron qui insiste sur l’importance de l’axe indo-pacifique, si tant est que c’est vraiment une réalité, ferait bien de se rendre compte que le fait de mener en Nouvelle-Calédonie une politique aussi déstabilisatrice est exactement contraire aux objectifs qu‘il poursuit par ailleurs.

Alors comment sortir de la situation actuelle ? Je pense que la première chose à faire serait de reconnaître que le troisième référendum n’a pas produit les effets qui en étaient attendus, c’est-à-dire régler la question de la décolonisation. Je rappelle que les résolutions de l’ONU considèrent qu’un territoire inscrit sur la liste des pays non autonomes à décoloniser a trois issues possibles : soit l’accession à une souveraineté pleine et entière, soit l’accession à une souveraineté en partenariat avec l’ancienne puissance administrante, soit rester partie prenante de cette ancienne puissance administrante. Mais encore faut-il que le processus soit mené jusqu’au bout. Du point de vue de la décolonisation, en l’état, les choses ne sont pas terminées en Nouvelle-Calédonie.

Ce qui avait été conçu en 1988 et que Jean-Marie Tjibaou avait appelé « le pari de l’intelligence », c’était l’idée qu’en dix ans les Kanak pourraient convaincre les descendants des colons ou des personnes d’autres origines installées en Nouvelle-Calédonie du bien-fondé de leur projet de société. Et c’était pour ça que le fait de diriger deux provinces sur trois, avec des moyens accrus en termes de rééquilibrage économique, social et culturel, était tout à fait central dans cette démonstration. Dans la province nord, lors des différentes élections, le parti de Paul Neaoutyine, le Palika, bénéficie du soutien d’une fraction non négligeable des ressortissants calédoniens d’origine européenne, parce qu’ils considèrent que la politique menée est équilibrée, juste et efficace. Il n’en est pas de même dans la province sud où les indépendantistes étaient trop minoritaires pour concevoir les choses autrement que sur une base ethnique. C’est ce qui a fait perdre de vue cette dimension fondamen­tale du pari de l’intelligence.

Il est essentiel d’essayer de retrouver cette démarche parce que, de toute façon, on ne construira pas une société, un pays nouveau, simplement avec une majorité de 50,5 % contre 49,5 %. Il faut avoir une vision beaucoup plus ample. Or, les affrontements qui ont eu lieu depuis le mois de mai ont fait exploser tout cela. C’est particulièrement vrai dans l’agglomération de Nouméa où les affrontements ont été les plus violents. Ça a réveillé des peurs, des antagonismes ethniques.

On est aujourd’hui dans une situation assez paradoxale : dans l’histoire de la décolonisation, la plupart du temps, c’étaient les colons qui étaient chassés par ceux qui avaient conquis l’indépendance ; là, ce sont ceux qui aspirent à l’indépendance qui détruisent une bonne partie de l’économie et qui espèrent construire sur des ruines et des cendres !

Le plus important, c’est que l’État reprenne la main pour, à la fois, mettre tout le monde autour de la table et mettre au pas les extrêmes de part et d’autre. Je note que les comportements en violation des règles de couvre-feu, d’interdiction de rassemblement sont sanctionnés lorsqu’ils sont faits par les Kanak et tolérés lorsqu’ils sont le fait des extrémistes autour de Mme Backès. Il faut donc que l’État retrouve son statut d’impartialité, mais ce sera long et compliqué.

Propos recueillis par Frédéric Cépède le 12 juin 2024
L’ours n°536 juillet-août 2024.

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