samedi 26 avril 2025
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Paysans : un mot et des luttes par FABIEN CONORD

Version livresque d’un documentaire diffusé sur Arte, Le temps des paysans propose un panorama de l’histoire rurale européenne depuis la fin de l’empire romain. Avec une telle amplitude chronologique, et même si la moitié du volume est dédiée à la période contemporaine, le pluriel du sous-titre (« histoires ») est judicieux car, en effet, il est difficile de proposer une lecture unifiante de l’ensemble des paysanneries européennes.

Attentif aux questions environnementales, l’auteur accorde également une attention à des questions récemment revisitées, telles que l’utilisation des machines au cours du XIXe siècle. Ceci vaut au lecteur des pages globalement bien informées sur les luttes paysannes en lien avec ces problématiques, le tout avec un regard empathique assumé sur les acteurs engagés dans le luddisme, pour la persistance de la jachère ou la défense des usages communautaires. Ces développements s’appuient sur des travaux historiques récents.

Le genre est bien présent également avec un développement consacré aux mondine, ces ouvrières agricoles qui travaillaient dans les rizières italiennes. Les conflits religieux sont mentionnés avec la guerre des paysans du XVIe siècle mais les camisards auraient aussi pu être convoqués. C’est un peu la rançon de l’aspect foisonnant de cet ouvrage : il aborde de multiples aspects qui composent une marqueterie séduisante – abondamment illustrée par des documents iconographiques – mais qui manque parfois de liant, comme l’admet d’ailleurs l’auteur qui évoque « une histoire un peu décousue ».

Ce que « paysan » veut dire
L’inverse caractérise l’essai d’Édouard Morena sur le terme « paysan » dans la collection « Le mot est faible » qui a pour objectif d’interroger de manière critique les usages d’un mot. Pour celui de paysan, l’exercice n’est pas inédit. L’historien Pierre Barral et le sociologue Pierre Bourdieu, parmi d’autres, s’y sont déjà livrés. L’auteur de cet opuscule retrace de manière assez classique les variations autour du mot paysan durant les derniers siècles en France. Il questionne surtout, à vrai dire, le regard des élites, qu’elles soient culturelles, sociales et/ou politiques. Dans ce cadre, il intègre l’analyse des recherches conduites par les sociologues des années 1960 et 1970 – Henri Mendras notamment –, mais la parole n’est pas vraiment donnée aux paysans, à la différence du livre de Stan Neumann. La conviction d’Édouard Morena semble faite tout au long de son propos : le mot « paysan » émane des élites et désigne une catégorie pensée comme autre, à la limite du sauvage, bon ou pas. Si l’argument n’est pas infondé, il minore trop l’appropriation du terme par les principaux intéressés : l’auteur de ces lignes, issu d’une famille paysanne, peut en témoigner. Il manque dans cet essai topique et donc intéressant une réflexion sur cet aspect, y compris peut-être en questionnant une forme de retournement du stigmate. Politiquement, si Édouard Morena insiste sur l’usage conservateur du terme paysan, il montre aussi qu’une partie de la gauche a tenté d’en user, à travers notamment le concept d’« agriculture paysan­ne ». Sa conclusion est forte : selon lui, il conviendrait de cesser d’employer le terme paysan car il ferait écran à une analyse lucide de la situation contemporaine.

Elle diffère donc radicalement de la conclusion plus optimiste de Stan Neumann dans Le temps des paysans. Alors que l’un dresse un constat sévère de l’échec de la gauche à transformer l’interprétation du mot paysan et voit dans l’« agriculture paysanne » une sorte d’aporie, l’autre termine justement son livre par une citation de paysan italien insistant sur la capacité de survie de ce qu’il nomme précisément « agriculture paysanne » aux côtés d’une « agriculture industrielle ».

Si la dimension trop englobante du terme paysan, au moins dans la langue française – à la différence de l’anglais – comme le souligne justement Édouard Morena –, est bien connue (elle constitue depuis fort longtemps un passage obligé des introductions de livres d’histoire rurale…), l’usage de celui-ci peut en effet être revendiqué par le monde agricole lui-même, soit dans une perspective agrarienne, soit au contraire afin de distinguer une couche sociale spécifique.

Composés de manière fort différente, nature oblige, ces deux livres ont pour trait commun de faire montre d’empathie envers les petits et d’illustrer la place singulière des paysans dans les imaginaires, avec une inversion paradoxale : alors que ceux qui constituaient l’écrasante majorité de la population européenne furent longtemps invisibilisés, c’est au moment où leur nombre se réduit comme peau de chagrin que leurs représentations se font les plus insistantes, sans toujours être plus justes…

Fabien Conord
Article paru dans L’ours 540, mars-avril 2025

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