AccueilActualitรฉPaysans : un mot et des luttes par FABIEN CONORD

Paysans : un mot et des luttes par FABIEN CONORD

Version livresque dโ€™un documentaire diffusรฉ sur Arte, Le temps des paysans propose un panorama de lโ€™histoire rurale europรฉenne depuis la fin de lโ€™empire romain. Avec une telle amplitude chronologique, et mรชme si la moitiรฉ du volume est dรฉdiรฉe ร  la pรฉriode contemporaine, le pluriel du sous-titre (ยซ histoires ยป) est judicieux car, en effet, il est difficile de proposer une lecture unifiante de lโ€™ensemble des paysanneries europรฉennes.

Attentif aux questions environnementales, lโ€™auteur accorde รฉgalement une attention ร  des questions rรฉcemment revisitรฉes, telles que lโ€™utilisation des machines au cours du XIXe siรจcle. Ceci vaut au lecteur des pages globalement bien informรฉes sur les luttes paysannes en lien avec ces problรฉmatiques, le tout avec un regard empathique assumรฉ sur les acteurs engagรฉs dans le luddisme, pour la persistance de la jachรจre ou la dรฉfense des usages communautaires. Ces dรฉveloppements sโ€™appuient sur des travaux historiques rรฉcents.

Le genre est bien prรฉsent รฉgalement avec un dรฉveloppement consacrรฉ aux mondine, ces ouvriรจres agricoles qui travaillaient dans les riziรจres italiennes. Les conflits religieux sont mentionnรฉs avec la guerre des paysans du XVIe siรจcle mais les camisards auraient aussi pu รชtre convoquรฉs. Cโ€™est un peu la ranรงon de lโ€™aspect foisonnant de cet ouvrage : il aborde de multiples aspects qui composent une marqueterie sรฉduisante โ€“ abondamment illustrรฉe par des documents iconographiques โ€“ mais qui manque parfois de liant, comme lโ€™admet dโ€™ailleurs lโ€™auteur qui รฉvoque ยซ une histoire un peu dรฉcousue ยป.

Ce que ยซ paysan ยป veut dire
Lโ€™inverse caractรฉrise lโ€™essai dโ€™ร‰douard Morena sur le terme ยซย paysanย ยป dans la collection ยซย Le mot est faibleย ยป qui a pour objectif dโ€™interroger de maniรจre critique les usages dโ€™un mot. Pour celui de paysan, lโ€™exercice nโ€™est pas inรฉdit. Lโ€™historien Pierre Barral et le sociologue Pierre Bourdieu, parmi dโ€™autres, sโ€™y sont dรฉjร  livrรฉs. Lโ€™auteur de cet opuscule retrace de maniรจre assez classique les variations autour du mot paysan durant les derniers siรจcles en France. Il questionne surtout, ร  vrai dire, le regard des รฉlites, quโ€™elles soient culturelles, sociales et/ou politiques. Dans ce cadre, il intรจgre lโ€™analyse des recherches conduites par les sociologues des annรฉes 1960 et 1970 โ€“ Henri Mendras notammentย โ€“, mais la parole nโ€™est pas vraiment donnรฉe aux paysans, ร  la diffรฉrence du livre de Stan Neumann. La conviction dโ€™ร‰douard Morena semble faite tout au long de son proposย : le mot ยซย paysanย ยป รฉmane des รฉlites et dรฉsigne une catรฉgorie pensรฉe comme autre, ร  la limite du sauvage, bon ou pas. Si lโ€™argument nโ€™est pas infondรฉ, il minore trop lโ€™appropriation du terme par les principaux intรฉressรฉsย : lโ€™auteur de ces lignes, issu dโ€™une famille paysanne, peut en tรฉmoigner. Il manque dans cet essai topique et donc intรฉressant une rรฉflexion sur cet aspect, y compris peut-รชtre en questionnant une forme de retournement du stigmate. Politiquement, si ร‰douard Morena insiste sur lโ€™usage conservateur du terme paysan, il montre aussi quโ€™une partie de la gauche a tentรฉ dโ€™en user, ร  travers notamment le concept dโ€™ยซย agriculture paysanยญneย ยป. Sa conclusion est forteย : selon lui, il conviendrait de cesser dโ€™employer le terme paysan car il ferait รฉcran ร  une analyse lucide de la situation contemporaine.

Elle diffรจre donc radicalement de la conclusion plus optimiste de Stan Neumann dans Le temps des paysans. Alors que lโ€™un dresse un constat sรฉvรจre de lโ€™รฉchec de la gauche ร  transformer lโ€™interprรฉtation du mot paysan et voit dans lโ€™ยซ agriculture paysanne ยป une sorte dโ€™aporie, lโ€™autre termine justement son livre par une citation de paysan italien insistant sur la capacitรฉ de survie de ce quโ€™il nomme prรฉcisรฉment ยซ agriculture paysanne ยป aux cรดtรฉs dโ€™une ยซ agriculture industrielle ยป.

Si la dimension trop englobante du terme paysan, au moins dans la langue franรงaise โ€“ ร  la diffรฉrence de lโ€™anglais โ€“ comme le souligne justement ร‰douard Morena โ€“, est bien connue (elle constitue depuis fort longtemps un passage obligรฉ des introductions de livres dโ€™histoire ruraleโ€ฆ), lโ€™usage de celui-ci peut en effet รชtre revendiquรฉ par le monde agricole lui-mรชme, soit dans une perspective agrarienne, soit au contraire afin de distinguer une couche sociale spรฉcifique.

Composรฉs de maniรจre fort diffรฉrente, nature oblige, ces deux livres ont pour trait commun de faire montre dโ€™empathie envers les petits et dโ€™illustrer la place singuliรจre des paysans dans les imaginaires, avec une inversion paradoxale : alors que ceux qui constituaient lโ€™รฉcrasante majoritรฉ de la population europรฉenne furent longtemps invisibilisรฉs, cโ€™est au moment oรน leur nombre se rรฉduit comme peau de chagrin que leurs reprรฉsentations se font les plus insistantes, sans toujours รชtre plus justesโ€ฆ

Fabien Conord
Article paru dans L’ours 540, mars-avril 2025

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