Deux ouvrages parus en 2024 illustrent le regain dโintรฉrรชt actuellement portรฉ par chercheurs ou documentaristes au monde paysan. Les auteurs, qui prรฉcisent leur absence de lien personnel avec ce milieu professionnel, posent la mรชme question de dรฉfinition dโun mรฉtier qui รฉchappe aux classements simplistes. (a/s de Stan Neumann, Le temps des paysans. Histoires de la paysannerie europรฉenne de la fin de lโempire romain ร nos jours, Seuil, 2024, 336p, 25โฌ et รdouard Morena, Paysan, Anamosa, col. ยซย Le mot est faibleย ยป, 2024, 98p, 9โฌ)
Version livresque dโun documentaire diffusรฉ sur Arte, Le temps des paysans propose un panorama de lโhistoire rurale europรฉenne depuis la fin de lโempire romain. Avec une telle amplitude chronologique, et mรชme si la moitiรฉ du volume est dรฉdiรฉe ร la pรฉriode contemporaine, le pluriel du sous-titre (ยซ histoires ยป) est judicieux car, en effet, il est difficile de proposer une lecture unifiante de lโensemble des paysanneries europรฉennes.
Les petits et les gros
Le livre accorde dโailleurs une place rรฉduite ร lโEurope orientale mรชme si un effort est parfois visible. A contrario, la paysannerie anglaise, souvent nรฉgligรฉe dans ce type de synthรจses, est largement prรฉsente dans lโouvrage. Celui-ci est clairement articulรฉ autour de la tension entre petits et gros. Il restitue les conflits les plus saillants entre les paysans et les maรฎtres de la terre mais aussi la tension entre capitalisme et travail du sol.
Attentif aux questions environnementales, lโauteur accorde รฉgalement une attention ร des questions rรฉcemment revisitรฉes, telles que lโutilisation des machines au cours du XIXe siรจcle. Ceci vaut au lecteur des pages globalement bien informรฉes sur les luttes paysannes en lien avec ces problรฉmatiques, le tout avec un regard empathique assumรฉ sur les acteurs engagรฉs dans le luddisme, pour la persistance de la jachรจre ou la dรฉfense des usages communautaires. Ces dรฉveloppements sโappuient sur des travaux historiques rรฉcents.
Le genre est bien prรฉsent รฉgalement avec un dรฉveloppement consacrรฉ aux mondine, ces ouvriรจres agricoles qui travaillaient dans les riziรจres italiennes. Les conflits religieux sont mentionnรฉs avec la guerre des paysans du XVIe siรจcle mais les camisards auraient aussi pu รชtre convoquรฉs. Cโest un peu la ranรงon de lโaspect foisonnant de cet ouvrage : il aborde de multiples aspects qui composent une marqueterie sรฉduisante โ abondamment illustrรฉe par des documents iconographiques โ mais qui manque parfois de liant, comme lโadmet dโailleurs lโauteur qui รฉvoque ยซ une histoire un peu dรฉcousue ยป.
Ce que ยซ paysan ยป veut dire
Lโinverse caractรฉrise lโessai dโรdouard Morena sur le terme ยซย paysanย ยป dans la collection ยซย Le mot est faibleย ยป qui a pour objectif dโinterroger de maniรจre critique les usages dโun mot. Pour celui de paysan, lโexercice nโest pas inรฉdit. Lโhistorien Pierre Barral et le sociologue Pierre Bourdieu, parmi dโautres, sโy sont dรฉjร livrรฉs. Lโauteur de cet opuscule retrace de maniรจre assez classique les variations autour du mot paysan durant les derniers siรจcles en France. Il questionne surtout, ร vrai dire, le regard des รฉlites, quโelles soient culturelles, sociales et/ou politiques. Dans ce cadre, il intรจgre lโanalyse des recherches conduites par les sociologues des annรฉes 1960 et 1970 โ Henri Mendras notammentย โ, mais la parole nโest pas vraiment donnรฉe aux paysans, ร la diffรฉrence du livre de Stan Neumann. La conviction dโรdouard Morena semble faite tout au long de son proposย : le mot ยซย paysanย ยป รฉmane des รฉlites et dรฉsigne une catรฉgorie pensรฉe comme autre, ร la limite du sauvage, bon ou pas. Si lโargument nโest pas infondรฉ, il minore trop lโappropriation du terme par les principaux intรฉressรฉsย : lโauteur de ces lignes, issu dโune famille paysanne, peut en tรฉmoigner. Il manque dans cet essai topique et donc intรฉressant une rรฉflexion sur cet aspect, y compris peut-รชtre en questionnant une forme de retournement du stigmate. Politiquement, si รdouard Morena insiste sur lโusage conservateur du terme paysan, il montre aussi quโune partie de la gauche a tentรฉ dโen user, ร travers notamment le concept dโยซย agriculture paysanยญneย ยป. Sa conclusion est forteย : selon lui, il conviendrait de cesser dโemployer le terme paysan car il ferait รฉcran ร une analyse lucide de la situation contemporaine.
Elle diffรจre donc radicalement de la conclusion plus optimiste de Stan Neumann dans Le temps des paysans. Alors que lโun dresse un constat sรฉvรจre de lโรฉchec de la gauche ร transformer lโinterprรฉtation du mot paysan et voit dans lโยซ agriculture paysanne ยป une sorte dโaporie, lโautre termine justement son livre par une citation de paysan italien insistant sur la capacitรฉ de survie de ce quโil nomme prรฉcisรฉment ยซ agriculture paysanne ยป aux cรดtรฉs dโune ยซ agriculture industrielle ยป.
Si la dimension trop englobante du terme paysan, au moins dans la langue franรงaise โ ร la diffรฉrence de lโanglais โ comme le souligne justement รdouard Morena โ, est bien connue (elle constitue depuis fort longtemps un passage obligรฉ des introductions de livres dโhistoire ruraleโฆ), lโusage de celui-ci peut en effet รชtre revendiquรฉ par le monde agricole lui-mรชme, soit dans une perspective agrarienne, soit au contraire afin de distinguer une couche sociale spรฉcifique.
Composรฉs de maniรจre fort diffรฉrente, nature oblige, ces deux livres ont pour trait commun de faire montre dโempathie envers les petits et dโillustrer la place singuliรจre des paysans dans les imaginaires, avec une inversion paradoxale : alors que ceux qui constituaient lโรฉcrasante majoritรฉ de la population europรฉenne furent longtemps invisibilisรฉs, cโest au moment oรน leur nombre se rรฉduit comme peau de chagrin que leurs reprรฉsentations se font les plus insistantes, sans toujours รชtre plus justesโฆ
Fabien Conord
Article paru dans L’ours 540, mars-avril 2025