Paru il y a un an, ce livre très pédagogique s’efforce de rendre intelligible à travers le flux continu d’informations contradictoires ou alarmistes le fonctionnement réel de l’UE au regard des événements et les crises traversés ces dernières années. (a/s de Élie Cohen & Richard Robert, La valse européenne. Les trois temps de la crise, Fayard 2021, 477 p, 25€)
La pandémie de COVID 19 est emblématique. En en retraçant la chronologie précise, Elie Cohen et Richard Robert reviennent pas à pas sur l’année 2020. Comme ils le rappellent, l’Union européenne (UE) n’a pas de compétences propres dans le domaine sanitaire, au plus des compétences d’appui et de coordination. Il n’empêche que face à l’incapacité des États membres à faire face, chacun seul sur son territoire, l’opinion attend une action européenne qui ne vient pas. C’est particulièrement vrai en Italie du Nord quand la pandémie explose. Mais, pour coordonner une action, encore faut-il que les autres États membres veuillent bien soutenir et apporter leur concours. Hélas, à ce moment, à la fois divisés et jaloux chacun de leurs prérogatives, les États voisins se replient sur leurs besoins face à la pandémie qui vient aussi chez eux. C’est le premier temps de la valse, un démarrage calamiteux.
S’affranchir des règles
Puis vient le second temps. Devant l’ampleur des besoins, des économies toutes à l’arrêt et le confinement généralisé, des propositions émergent dans le désordre des administrations nationales et européennes pour lancer des initiatives communes, pour organiser le financement de cette crise et sa sortie. Pour répondre à cette conjoncture extraordinaire, il faut s’affranchir de règles inscrites dans le marbre des traités fondateurs. C’est ce que vont faire, aiguillonnés par les événements et dans un ballet improvisé, BCE, couple franco-allemand et Commission européenne.
Le troisième temps de la valse n’est pas le plus esthétique et le plus gracieux. Après le moment de grâce et d’élévation, c’est le retour dans la glaise des âpres négociations, entre des États membres qui se pensent « frugaux » et d’autres décrits comme dépensiers : qui gérera et contrôlera l’usage des fonds ? Quel est la part de prêts et de vrais transferts ? …
Cette mécanique des trois temps, les auteurs la reprennent de façon plus ou moins convaincante pour analyser d’autres « crises » européennes récentes. Le réveil des nationalismes et des logiques de puissance partout dans le monde comme au sein de l’UE, est l’un d’eux. Le Brexit et l’arrivée de Trump en 2016 sont ainsi perçus en trois séquences : saisissement et emballement populiste, reprise d’unité et amorces de projections stratégiques, temps de la discussion.
Au-delà du caractère un peu « construit » de la démonstration, Elie Cohen et Richard Robert reprennent ainsi la quinzaine d’années qui va de la crise financière de 2007 jusqu’à aujourd’hui. Avec la crise de l’Euro, ils identifient justement la tension dialectique entre la poussée des nationaux populismes d’une part, la demande plus ou moins explicite d’autre part de réponse collective et unitaire, donc de caractère fédéral même s’il est temporaire et limité.
Une « européanisation du débat politique »
À travers l’examen précis du Brexit et des tensions ou tentations souverainistes dans les différents pays européens, Cohen et Robert montrent bien comment, paradoxalement, les thèmes, les politiques et les institutions européennes sont peu à peu appropriés, comme digérés et finalement pris en compte dans la vie publique et politique de chacun des États membres. L’UE dotée de sa monnaie, même largement contestée, sa politique mise en cause, apparaît comme le seul véritable facteur de puissance et de stabilité commun. Optimistes à leur manière, Cohen et Robert voient ainsi percer une « européanisation du débat politique » et émerger une « agora » européenne naissante.
Ils soulignent les limites et, surtout, le caractère inachevé et instable de l’édifice institutionnel européen. À partir de la séquence du début de la crise financière (2007-2008), ils relèvent à la fois les progrès du fédéralisme dans certains domaines, avec un contrôle accentué de la Commission européenne (CE) sur les budgets et les finances des États, mais aussi la montée en puissance du Conseil européen, expression commune des chefs d’État et de gouvernement, donc des États membres, face à la CE. À l’évidence, il s’agit pour eux d’un effet de la crise financière.
C’est aussi un effet, me semble-t-il, du développement institutionnel de l’Union alors en cours, particulièrement de l’application du Traité de Lisbonne (2007) qui reprenait l’essentiel du Traité constitutionnel issu de la Convention européenne. C’est lui qui donne au Conseil européen ce rôle et lui octroie un président, mettant ainsi en place une forme de dyarchie décisionnelle et exécutive à la tête de l’UE.
S’il propose une lecture des dix ou quinze dernières années de l’actualité européenne, l’ouvrage ne prétend pas être prospectif. Il offre modestement dix pistes qui résument et confortent l’état des lieux réalisé. Aux citoyens, militants et responsables politiques d’écrire l’avenir !
Maurice Braud
Article paru dans L’OURS 522, novembre 2022