AccueilActualitéQuand la Chine attirait les intellectuels, par CHRISTIAN CHEVANDIER

Quand la Chine attirait les intellectuels, par CHRISTIAN CHEVANDIER

Comment pouvait-on être maoïste dans les années 1970 ? L’historienne Annette Wieviorka répond. (À propos du livre d’Annette Wieviorka, Mes années chinoises, Stock, 2021, 259p, 20€) Article paru dans L’OURS 510, juillet-août 2021.

Certains maoïstes allèrent en usine apprendre auprès de la classe ouvrière, et Marnix Dressen dans sa thèse a bien décortiqué une forme d’engagement qui, somme toute, laissait la Chine très loin1. Quelques-uns, fascinés par cet Orient rouge, s’y rendirent, d’abord pour visiter puis pour s’installer quelques temps, s’investir oserait-on dire, un investissement très coûteux lorsque vient la lucidité, et même un peu avant dans le cas de l’historienne-mémorialiste. Le deuxième chapitre de Mes années chinoises est consacré à un mai-juin 1968 initiatique, passé dans une mouvance maoïste assez étrange, celle qui a confectionné cette charmante banderole : « Les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime antipopulaire Â». Une nuit à Beaujon après une arrestation, dont elle garde le souvenir du sandwich au pâté de foie qu’on leur a servi, « nous sortîmes au petit matin, pas si mécontents de cette aventure Â» explique-t-elle, n’ayant sans doute pas entendu Maxime Leforestier chanter à l’Olympia en 1973: « Plus Beaujon ressemble à Dachau Â». La tragédie est pourtant bien présente le 15 juin avec les obsèques du lycéen Gilles Tautin, noyé dans la Seine près de l’usine Renault de Flins après une charge de gendarmes mobiles. 

Deux ans à Canton
Le printemps terminé, elle laisse ses études de lettres pour l’histoire à la Sorbonne, puis viennent son voyage de noce en Chine grâce aux Amitiés franco-chinoises, le premier choc à Canton de la découverte de la pauvreté, et la naissance de Nicolas (parce que « tout ça n’empêche pas Nicolas qu’la Commune n’est pas morte »). C’est avec lui et son mari, Roland, qu’en septembre 1974 elle atterrit à Canton pour un contrat de deux ans dans un établissement d’ensei­gne­ment des langues. Elle participe à la rédaction du dictionnaire français-chinois sans parler encore le chinois. Ce n’est d’ailleurs pas le seul problème, car comment traduire le mot « prime », alors que ce système a été supprimé par la Révolution culturelle et que, désormais, « l’on donn[e] à ceux qui travaill[ent] davantage un supplément de salaire » ? Nicolas s’y met très vite, au point de connaître des termes si vulgaires que les amis chinois de ses parents refusent de les traduire. Et, au jardin d’enfants, il est si sensible à la propagande du régime qu’il demande un jour à ses parents si Confucius et Lin Piao étaient tous deux dans l’avion qui s’est écrasé en Mongolie. Il est malaisé de rendre la richesse de ce livre, qu’explique sans doute la sincérité de l’auteur, car il faudrait aussi mentionner la description des paysages tels qu’elle se les remémore, les biographies en quelques lignes de quelques-uns de ses amis chinois. Ses quelques pages sur le travail en Chine, à la terre ou dans une filature de soie, prennent pleinement en compte le dimension humaine. C’est le cas aussi de ses rapports avec des collègues souvent désabusés mais prudemment discrets ou avec ses étudiants. Lors d’un séjour dans une brigade de production agricole, elle passe les nuits avec ses étudiantes, d’ancien­nes gardes rouges, qui lui demandent de raconter une histoire avant qu’elles ne s’endorment, « Il était une fois », et elles font ainsi connaissance avec les fables de La Fontaine et les contes de Perrault. 

Cette plongée au cÅ“ur de la réalité chinoise lui a octroyé une expérience plus forte que celle de la plupart des militants d’extrême gauche de l’époque, quand bien même ils y jettent plus tard un regard critique, comme Claire Brière-Blanchet, militante d’un autre groupuscule maoïste dont Annette Wieviorka a apprécié « l’émouvant et sensible Â» Voyage au bout de la révolution. De Pékin à Sochaux paru dix ans plus tôt.

Quête d’une société
Et si la question qui peut tarauder était « Pourquoi peut-on être maoïste dans les années 1970 ? », il y a quelques réponses dans cet ouvrage, comme le fait d’être, « dans ces années, constamment indignée et révoltée ». A aussi joué la bienveillance d’une partie de la société française (les articles du Monde sur la Chine dans les années 1970, « relais des positions officielles du gouvernement chinois » !), et le fait que, contrairement aux crimes soviétiques dénoncés très vite, il fallut attendre le livre de 1971 de Simon Leys pour que la Révolution culturelle soit appréhendée avec moins de bienveillance (« Des camps de concentration en Chine, nous ne savions rien. »). Et sans doute cette quête d’une société idéale, un peu exotique, très puritaine (Annette Wieviorka souligne que le tropisme qui, dans sa génération, faisait se tourner vers La Havane ou vers Pékin n’était pas le même), mais aussi le besoin d’une croyance, ou plus précisément d’une foi. Et bien d’autres éléments ont pu jouer, qui renvoient aux histoires des uns et des autres, à cette béance de la première moitié de la décennie 1940. Toujours est-il que ceux qui se sont contentés d’aller travailler en usine ont su pour la plupart, comme Annette Wierviorka, prendre de la distance avec une expérience loin d’être anodine et qui a fortement marqué leur vie ultérieure, quand bien même ils ont pu se rétablir. Mais il s’est agi pour elle, dans cette écriture, de « [s]e réconcilier ». Et ce n’est pas rien quand peuvent se révéler « la culpabilité et la honte d’avoir servi, si peu que ce fut, l’œuvre de propagande d’un régime responsable de dizaines de millions de morts ». C’est d’autant moins anodin lorsque l’historienne est devenue parmi les meilleurs spécialistes de la déportation, du génocide perpétré par les nazis et de sa mémoire.

Il faut lire ce singulier et sincère essai d’ego-histoire qui nous emmène en Chine, mais nous ramène aussi ici, dans les années 1970 comme de nos jours.

Christian Chevandier

1 – Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Belin, 2000.

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