Petit livre mais grand sujet, puisqu’il s’agit d’analyser « les recompositions de l’identité ». On constate en effet que les fidélités politiques ont cédé la place à des mouvements d’opinion dont il n’est pas facile de saisir la source. Pascal Perrineau prend d’ailleurs un exemple frappant : le gaucho-lepénisme. Comment peut-on passer, comme on le voit avec l’interview de Fabien Engelman, devenu maire d’Hayange, du militantisme à Lutte ouvrière au début des années 2000 à un engagement pour le FN dix ans plus tard ?
À propos du livre d’Anne Muxel (dir.), Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Sciences Po Les presses, 2016, 204 p, 18 €
Un groupe de chercheurs liés pour l’essentiel au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (CEVIPOF) s’est réuni en mai 2014 sous la direction d’Anne Muxel pour réfléchir à l’évolution temporelle de l’identité politique en France aujourd’hui.
Le même et déjà un autre
Il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. Il y a l’identité de la personne, celle que Paul Ricoeur définit comme le rapport de soi à soi. Ce rapport n’est pas figé, il se découvre dans le conflit ou dans le récit que l’on se fait de soi-même dans le rapport aux autres (« identité narrative »). Aujourd’hui, on constate « une baisse généralisée des allégeances institutionnelles et une individuation des choix comme des comportements ». L’individu est plus autonome et de ce fait sa politisation « connaît des phases d’intensité variables » avec des parcours de vie qui ne correspondent plus à une simple reproduction sociale et culturelle. L’événement devient souvent déterminant et peut provoquer des ruptures identitaires. On se raconte en quelque sorte une autre histoire… La vie politique devient plus incertaine, mais la démocratie peut y trouver son compte. Comme l’écrit Myriam Revault d’Allonnes, on peut dans le récit de sa propre histoire « découvrir un “nous”, une communauté d’expérience », ce qui « ouvre à de nouvelles attentes démocratiques et surtout à une réélaboration de la notion de représentation », dont on connaît aujourd’hui la crise.
En s’appuyant sur les conceptions de la justice selon John Rawls, Janie Pelabay montre que chaque individu est à la fois une personne et un citoyen. Il importe que les institutions liées à cette citoyenneté respectent les valeurs qui répondent à la liberté morale de la personne. Cette double identité ne doit pas créer de confusion et l’on doit « placer la citoyenneté démocratique sur le plan du respect des droits et des devoirs de chacun, plutôt que sur le plan de l’adhésion à des valeurs nationales ». On n’est donc pas français d’abord, n’en déplaise à Mme Le Pen…
Du bon usage des générations
Le rapport entre temps et politique pose nécessairement la question des générations. On a en effet l’habitude de découper le temps historique selon une succession de générations qui confèrent aux personnes concernées une identité particulière. On peut la définir différemment, mais cette notion permet de donner une cohérence interne à un groupe humain appartenant à un même type de société ou de communauté. C’est ainsi qu’on pouvait comprendre le titre de l’ouvrage de Jean-François Sirinelli sur les baby-boomers : Une génération sans pareille (L’OURS, 458). On en trouve fréquemment une application dans la fiction romanesque, comme le démontre Janine Mossuz-Lavau à travers plusieurs thrillers de Caryl Férey : les personnages se définissent selon des généalogies internes à une communauté zouloue en Afrique du Sud (Zulu) ou mapuche en Argentine (Mapuche). Annette Wieviorka, de son côté, fait part de ses recherches dans les années 80 sur trois générations de juifs engagés au Parti communiste par l’intermédiaire du MOI, la section du PCF pour la Main d’œuvre immigrée. Le rapport au parti dans les années 20, l’avant-guerre et la résistance n’est pas le même, pas davantage que le rapport à leur judéité. Au-delà des individus il existe donc des spécificités communes liées à l’époque et au vécu collectif. L’exemple de la génération de Mai-Juin 68 est intéressant à cet égard. Ludivine Bantigny considère le rapport entre l’événement et la personne qui y participe. Le printemps 68 n’a pas débouché sur une révolution, mais il a été vécu comme tel par ses acteurs (aussi bien d’ailleurs par ceux qui rêvaient d’une révolution que par ceux qui s’y opposaient). L’intensité du moment a fait que, comme le disait Michel de Certeau, « quelque chose s’est mis à bouger en nous ». Histoire collective et histoire personnelle se sont rencontrées et ni l’une ni l’autre ne sont sorties indemnes de cette rencontre. Ce temps peut être ensuite fantasmé, on peut le replacer dans une continuité avec un passé et un futur. Il ne se définit en réalité que par lui-même, il ne se conjugue qu’au présent… C’est pourquoi une commémoration n’a pas de sens. On peut seulement débattre de sa signification aujourd’hui pour la société et pour chacun, réformiste pour les uns, révolutionnaire pour d’autres. L’événement, lui, a eu lieu. En politique, il n’est pas bon de manipuler le temps.
Ces différentes contributions apportent une réflexion utile et intéressante sur « la façon dont le temps travaille le politique » : évolution sociale, effet générationnel, mais aussi parcours d’une vie personnelle, jusqu’à l’intime. Ce recueil nous invite à ne pas rester à la surface des constats et des statistiques, mais à mesurer le poids du temps qui s’écoule. Dans nos sociétés que l’on dit liquides, c’est désormais une exigence.
Robert Chapuis
Article paru dans L’OURS n°461, septembre-octobre 2016n page 1