Benoît Malon, un nom de rue ou de square dans les banlieues jadis administrées par la SFIO ? En tout cas, si le personnage est bien connu des historiens du socialisme, la mémoire populaire, forcément simplificatrice, ne l’a pas gardé au rang des grands ancêtres… Les actes de ce colloque permettent une meilleure connaissance de son œuvre. (article publié dans L’OURS 298, mai 2000) À propos de : Du Forez à La Revue socialiste, Benoît Malon (1841-1893) Réévaluations d’un itinéraire militant et d’une œuvre fondatrice, Claude Latta, MArc Vuilmleumier, Gérard Gâcon (sous la direction de), Publications de l’université de Saint-Étienne, 2000, 352p, 150F, 22,87€
Les traits émaciés et la barbe de prophète de Jules Guesde disent encore quelque chose à bien des représentants du peuple de la « gauche plurielle » alors que la corpulence bonhomme… et la toute aussi belle barbe de l’ancien ami devenu adversaire Benoît Malon sont aujourd’hui totalement oubliées. Face au propagandiste du Parti Ouvrier, c’est Jaurès qui incarne, à plus ou moins bon droit d’ailleurs, la culture de la gauche française qui est censée devoir le moins au marxisme de la Deuxième Internationale. Et pourtant ! Dans les années décisives qui précédèrent « l’aurore du socialisme » de 1893, Benoît Malon joua un rôle politique et idéologique essentiel, en France, mais aussi, par son influence, dans de nombreux pays, en Europe comme en Amérique latine.
UNE RÉSURRECTION
Il n’est pas surprenant que Malon soit long- temps resté une figure évoquée, un personnage cité, souvent avec un peu de commisération, mais finalement peu étudié et, dans l’ensemble, négligé. Au sein du mouvement ouvrier, Malon avait la réputation d’être l’incarnation du réformisme, donc le benêt de la famille. Les logiques de domination intellectuelle, y compris aux fins de carrière universitaire, ont longtemps conduit à valoriser les recherches sur les personnalités et les courants extrêmes ou marginaux de la poli- tique française. Pour diverses raisons, ce n’est plus la cas. La faillite intellectuelle et morale du « marxisme-léninisme » sous ses différents avatars a permis de déplacer, sinon les lignes de la recherche, du moins les conditions de réception de celle-ci dans le public intéressé.
En tout cas, Malon a existé… et c’est une idée neuve de la fin du XXe siècle. Un universitaire américain, K. Steven Vincent, a donné en 1992 à Berkeley (University of California Press) une biographie qu’il serait convenable de traduire et de publier en français, Madeleine Rebérioux a consacré plu- sieurs études à cet inspirateur de Jaurès, fondateur de la Revue socialiste (cf. son article des Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987). Depuis le centenaire de la mort de Malon (1993) s’active une Association des amis qui édite une revue (onze numéros parus à ce jour) et a organisé en avril 1999 un premier colloque dont les actes, aujourd’hui publiés, constituent un socle d’importance aux études maloniennes et une contribution des plus utiles à la connaissance du mouvement ouvrier des années 1860-1890.
UNE BELLE VIE
La vie de Malon fut tellement belle et émouvante que la légende, servie par son ami Léon Cladel, l’a encore embellie, au risque de la dénaturer. Claude Latta l’a étudiée de près et reconstitue ici l’essentiel de son parcours initial, les si décisives années de jeunesse. Malon était issu du prolétariat rural. Né à Précieux dans le Forez en 1841, fils d’un paysan pauvre, ouvrier agricole, il connut la plus atroce misère à la mort de son père (1844). Son jeune frère n’y survécut point et lui-même dut quitter l’école pour devenir « petit berger ». Grâce notamment à son frère aîné, devenu instituteur, il put cependant continuer à s’instruire et, exempté du service militaire grâce à un « bon numéro », venir vivre et travailler à Paris comme ouvrier teinturier (1862). Il découvrit le milieu ouvrier parisien du second Empire, ainsi que ses traditions de lutte et les théories sociales visant à son émancipation : il adhéra à l’Association internationale des travailleurs (la « Première Internationale »), se passionna pour les doctrines associatives et mutualistes et organisa la première grève des ouvriers teinturiers de Puteaux. Mais aussi – surtout ? -, il fut aimé… Un des mérites de ce livre est de mettre justement en valeur le rôle des femmes dans la vie de Benoît Malon : Léodile Champseix d’abord, puis Catherine Katkoff. Toutes deux ont aidé à l’éducation et à l’épanouissement culturel de leur compagnon et largement contribué à la conception, voire à la rédaction de plusieurs de ses livres.
Léodile Champseix, militante et romancière féministe sous le nom d’André Léo, avait dix-sept ans de plus que Benoît Malon, mais aussi une notoriété établie, de la culture et des relations. Son historien Alain Dalotel lui attribue une place décisive dans la formation de son jeune compagnon. Elle lui fit connaître en tout cas les ouvrages et les personnalités du socialisme européen. Son premier mari, Grégoire Champseix, avait été un des principaux disciples de Pierre Leroux et elle était l’amie du géographe anarchiste Élisée Reclus. Elle reliait donc Malon à ce que Jacques Viard appelle « la source perdue du socialisme français » et vers laquelle il ne cesse de demander que la gauche française revienne se rafraîchir et reprendre des forces. Pendant dix ans en tout cas, elle allait l’accompagner et l’aider, dans une période où Malon passa du stade de jeune militant à celui de dirigeant reconnu du mouvement ouvrier, même si ce dernier état restait alors encore dépourvu de rémunérations autres que symboliques. Benoît Malon fut député de la Seine en 1871, rapidement démissionnaire comme la plupart de ses collègues de l’extrême gauche en raison de l’acceptation par l’Assemblée du traité de Francfort, puis membre de la Commune de Paris, élu par le XVIIe arrondissement de Paris. Il appartenait à la minorité internationaliste, favorable au fédéralisme et au mutualisme, hostile aux coups de force jacobins.
Exilé en Suisse, il fréquenta et se lia avec une part importante de l’élite du mouve- ment ouvrier international. Politiquement, il cherchait encore sa voie, hésitant entre Marx et Bakounine au sein de l’Internationale. Mais il allait vite s’imposer comme intellectuel de ce mouvement, en gardant l’avantage d’avoir lui-même connu la misère et la vie ouvrière, à la campagne comme à la ville. Il se fit l’historien de la Commune dans La Troisième défaite du prolétariat français. Comme l’analyse Michel Cordillot, cet ouvrage finalement peu connu, beaucoup moins lu que l’émouvante Histoire de la Commune de Lissagaray, constitue un travail historique et politique de grande ampleur pour tirer les leçons de la défaite de la Commune et poser les conditions d’une victoire prolétarienne. Il exprime la ligne qui va finalement s’imposer, ouvertement ou non, à l’ensemble du socialisme français : politique d’alliances de classes qui vise à s’implanter fortement dans le monde rural, conquête de la majorité de l’opinion indispensable à toute transformation sociale. Conclusions qui montrent le caractère rationnel et aiguisé de la réflexion chez ce jeune responsable (30 ans) quelques semaines seulement après la fin de la Semaine sanglante (le livre parut au début de novembre 1871). Toutes choses égales par ailleurs, cette démarche fait penser à celle suivie, un siècle après, par Enrico Berlinguer qui conclut de l’échec chilien à la nécessité du « compromis historique », amenant ainsi l’ensemble de la gauche italienne, voire européenne, à accepter franchement le bien- fondé politique du socialisme démocratique.
LA FONCTION INTELLECTUELLE
Malon ne s’imposa pas comme chef de parti. Il joua certes un grand rôle dans le congrès de Saint-Étienne (1882) qui vit la majorité des délégués refuser la domination des guesdistes, mais sans parvenir à rassembler autour de lui un ensemble cohérent de forces et de groupes socialistes. Le fractionnement devait durer une vingtaine d’années et ce fut Jaurès le grand politique qui com- prit d’une part la nécessité de l’unité socialiste, mais aussi la valeur dynamique qu’elle représentait, et qui sut la réaliser et la faire vivre, pour un temps au moins. Malon représenta pourtant un premier foyer d’unité socialiste, une fois éloignées les vicissitudes du congrès de 1882, en fondant et en main- tenant, non sans mal, la Revue socialiste (1885) dont le titre a survécu jusqu’à aujourd’hui. Ce n’était pas son coup d’essai : en Suisse, avec Le Socialisme progressif(1878), puis en France, en 1880, il avait déjà tenté l’expérience de la revue.
Le groupe d’amis qu’il avait réuni (Georges Renard, Gustave Rouanet, Eugène Fournière, Adrien Veber…) devait animer la revue jusqu’en 1914, non sans déchirements internes. On en a parfois parlé avec ironie, ce qui est toujours facile, mais la Revue socialiste a fourni une bonne part de l’armature théorique du socialisme français, avec ses lignes de force, sa diversité, ses contradictions éventuelles et ses faiblesses. Comment mesurer l’influence d’une revue ? Il va de soi qu’elle était peu lue, que sa gestion était déficitaire (elle vivait du financement d’un commerçant mécène, Rodolphe Simon), que sa lecture était souvent jugée pesante et ennuyeuse, mais elle poursuivait son travail, et contribuait à former les raisonnements, les discours ambiants d’un milieu ou d’une époque. L’adhésion de Jaurès au socialisme est souvent rapportée aux conversations de Lucien Herr ou au contact vivant des ouvriers du Tarn et de Toulouse : pourquoi pas aussi à la lecture de la Revue socialiste ? Le classique récit de la visite manquée du jeune député du Tarn aux bureaux de la revue peut se lire ainsi, et Jaurès n’a pas manqué de rendre maintes fois hommage à Malon, emporté par la maladie, le 13 septembre 1893, au moment où le socialisme s’imposait comme une force incontournable dans la politique française.
Il serait assez oiseux de vouloir définir avec une précision extrême le rôle de chaque personnalité. Comme intellectuel du socialisme, Benoît Malon n’était pas un personnage soli- taire. Il s’inscrivait au centre de réseaux diversifiés, à la confluence de milieux socialistes militants, d’une franc-maçonnerie en recherche de solutions à « la question sociale » et d’écrivains angoissés par l’inconscient égoïsme des classes dirigeantes. Malon s’essaya lui- même au roman historique, avec Spartacus ou la guerre des esclaves (1873), sans doute un peu trop didactique pour une forme littéraire, mais empreint selon Gérard Gâcon d’une belle générosité, féministe et humaniste, qui voulait « rendre l’humanité à elle-même ». Il exprimait une quête de totalité, bien dans l’esprit de l’époque, mais qui devait aussi se retrouver chez Jean Jaurès, et qui, au rebours de la simplification pédagogique préconisée par Guesde, lui permettait de ne négliger aucun des terrains d’affrontement avec le vieux monde et ses injustices. Elle dépassait le simple sens de l’humanité : Jaurès, dans une lettre peu connue, citée par Bruno Antonini, célébra « sa grande sympathie cosmique » qui lui faisait englober la lutte contre les souffrances des animaux et la protection des plantes dans les objectifs nécessaires du socialisme. Un pré- curseur du « développement durable » et des alliances de la gauche plurielle et des écologistes ?
VIVE L’AVENIR
Précisément, et plus sérieusement…, Bruno Antonini, Jean Lorcin, Michel Bellet et Jacques Viard, s’emploient à définir l’apport théorique de Malon au socialisme français. Le fondateur de la Revue socialiste a beaucoup écrit, articles et livres, historiques et politiques. Le Socialisme intégral (1891), l’œuvre la plus souvent citée, avec La Morale sociale (1895), indique l’ambition de ses conceptions. Entre Lassalle et Jaurès comme le dit Bruno Antonini, l’idéalisme malonien insiste sur le nécessaire dépassement des seuls problèmes économiques. Le socialisme doit répondre à l’ensemble des aspirations humaines et des difficultés de la société, exercer une fonction religieuse au sens premier du terme : relier les hommes entre eux et fonder l’humanité. Il faut favoriser le rôle régulateur et éthique de l’État, mais éviter toute mainmise autoritaire sur la société. L’État ne doit donc pas être un simple instrument, mais il doit être lui-même en quelque sorte socialisé, investi et vivifié par la gestion directe du peuple. Socialement, la propriété est soumise aux mêmes enjeux. Malon se réclame de Spinoza pour établir que l’intérêt des individus eux-mêmes conduit à réduire la propriété individuelle à un simple usufruit, dans des conditions don- nées, et à proclamer la primauté du droit collectif à la propriété. Mais il faut aussi privilégier les formes de propriété sociale qui échappent à la centralisation étatique, d’où l’intérêt accordé à tous les modes possibles de propriété municipale et de municipalisation des services publics. Il s’agit de faire jouer à nouveau, dans un cadre moderne et adapté, les idéaux de solidarité villageoise auxquels Malon avait été sensibilisé dès son enfance. Dans les villes de la fin du XIXe siècle, les socialistes doivent encourager les différentes formules d’organisation ouvrière, politique, syndicale, associative et mutualiste, afin de préparer l’émancipation générale.
Cette pensée demeura. Elle fut reprise, enrichie, vivifiée par Jaurès, et bien d’autres, et agglomérée au mouvement de la vie, des discours et des pratiques socialistes. Dans sa perspective historique, voire métaphysique, elle mérite d’être prise en considération alors même que le socialisme semble hésiter sur les voies à emprunter au XXIe siècle, et reposer les questions essentielles de son existence et de ses fins ultimes. L’homme Malon fut, nous l’avons dit, un peu oublié, pour diverses rai- sons qui tiennent parfois aux choix politiques de certains de ses fervents admirateurs. Sans hagiographie, sans héroïsation vaine, il est plus que légitime de lui rendre sa part d’humanité et d’associer son souvenir à la construction de l’avenir commun.
Gilles Candar