Issu d’un ouvrage collectif dirigé par Mathieu Fulla et Marc Lazar sur les rapports entre les socialistes européens et l’Etat scrutant une douzaine de pays, cet opuscule, avec beaucoup de clarté, en aborde les points saillants.(à propos de Mathieu Fulla et Marc Lazar, Les socialistes européens et l’État, Fondation Jean Jaurès, L’aube, 2021, 97 p, 14€)
Contestant l’accusation d’étatisme qui est si souvent adressée aux socialistes, les auteurs tentent de « démêler l’écheveau » des rapports en réalité fort complexes et fluctuants qui se sont établis entre les socialistes et l’État en Europe.
Schématiquement, cinq étapes peuvent être distinguées. La première, qui débute au milieu du XIXe, est marquée par une forte hostilité à l’État, instrument d’oppression aux mains de la bourgeoisie. Mais depuis que Louis Blanc a perçu que l’État pouvait être le principal moteur des réformes sociales, les débats vont se multiplier. On assiste à une sorte d’intrication entre internationalisme et nationalisme, et la conquête des premières municipalités s’inscrit dans une stratégie de conquête ultérieure de l’État
La guerre de 14 contribuera fortement à assoir l’hégémonie des partisans de la conquête de l’État. L’Allemagne sera à la pointe de la pénétration des socialistes dans l’État. D’autant qu’un phénomène d’ordre structurel apparait, avec la naissance du mouvement communiste qui attire une importante partie de la classe ouvrière, tandis que le mouvement socialiste séduit davantage les salariés du secteur public. Dès lors, le poids des salariés de la fonction publique va s’accentuer sur les socialistes, notamment dans le respect des règles du jeu de la démocratie libérale parlementaire
À son tour, la Seconde Guerre mondiale inaugurera une nouvelle étape. Dans un certain nombre de pays, les gouvernements socialistes ont connu la durée. Ils ont pratiqué une sorte de colonisation de l’État. En fait, il n’y eut pas d’expérience collectiviste, mais un « compromis productiviste » entre l’État, le mouvement ouvrier et le patronat. Seulement, en définitive, les transformations opérées par les socialistes ont plus d’effet sur l’évolution de l’État social et culturel qu’au niveau économique. D’où une certaine déception de la base, et l’on voit se dessiner des courants se réclamant de la « démocratie industrielle » ou de l’autogestion, et qui affirment la nécessité de ne pas attendre tout d’interventions étatiques.
Mais le virage s’accentue aux alentours des années 1970. L’envol des prix, l’inflation, la croissance des dépenses publiques laissent moins de marge de manœuvre. Avec l’avènement de Reagan et de Thatcher, les socialistes eux-mêmes visent une nécessaire adaptation à la mondialisation, et renoncent au volontarisme industriel. Ils peuvent compter sur le concours de la haute fonction publique, dont de nombreux éléments rejoignent la gauche. Il est davantage question de « moderniser » l’État plutôt que de le démocratiser. Seulement les politiques publiques sont souvent amenées à jouer le marché contre l’État, et le divorce s’amorce entre les socialistes et les agents publics, dont le statut social se dévalorise.
C’est peu avant 2010 que s’amorce la cinquième étape. De nouveaux clivages vont structurer la vie politique, avec l’accentuation des débats sur l’immigration, la construction européenne, la montée des populismes… Le divorce avec les personnels de l’État semble définitivement consommé. Pourtant un certain consensus semble se dégager sur la nécessité du retour de l’État, comme l’a souligné la crise du Covid. Seulement, la question de fond est posée : faut-il davantage d’État ou un État plus efficace ? Les socialistes auront à se déterminer…
Claude Dupont