Question du racisme, tensions entre jeunes de minorités ethniques et policiers, mémoires coloniales mal refermées… la notion de « race » est revenue en force dans la société française, déstabilisant par là même la gauche.  À propos du livre  Manuel Boucher, La gauche et la race. Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux, L’Harmattan, 2019, 277p, 29€). Article publié dans L’OURS 497, avril 2020.
C’est à sujet explosif que s’attaque Manuel Boucher, sociologue, professeur à l’Université de Perpignan, et militant de gauche – il présente tant son origine familiale, très engagée dans le militantisme politique et syndical, et sa propre trajectoire, du militantisme anti-FN jusqu’à la recherche académique, en passant par le travail d’éducateur. Spécialiste des discriminations et de l’ethnicité, Manuel Boucher signe ainsi une réflexion à la fois savante et engagée sur ce qu’il considère être une grande régression conceptuelle de certains combats militants. Pour lui, ils sont passés de la revendication socio-économique, dominante jusqu’aux années 1980 en France, à la revendication ethno-identitaire, tant à droite (Front national) que dans une partie de la gauche. Dans le cas extrême de l’engagement djihadiste, Manuel Boucher souligne combien le parallèle avec l’activisme d’extrême droite (intolérance, autoritarisme, culte de la pureté nihiliste) peut être fort.
Obsessions
L’auteur s’intéresse dès lors à la mouvance constituée autour et suite à l’appel des Indigènes de la République, publié en janvier 2005. Celui-ci établit une scansion de prises de position qui poursuivent ce premier texte (appel à une « marche des dignités » en mars 2015, qui aura lieu en octobre 2015, marche du 19 mars 2017). Adoptant une démarche ethnographique, il participe aux manifestations de ceux qui se réclament « antiracistes politiques » et « décoloniaux » tout en recensant la production de cette mouvance. Il identifie la défense systématique d’une logique communautaire (notamment musulmane), qui implique le refus du métissage (particulièrement affirmé pour les femmes), le renvoi au passé colonial, et l’obsession anti-israélienne comme les trois piliers de ce courant « indigéniste ». Celui-ci, dès lors, établit un continuum allant de la colonisation jusqu’à la gestion étatique des quartiers de grands ensembles dégradés. C’est pour l’auteur le basculement assumé vers « un anti-humanisme et un anti-universalisme ».
Quelle est la sociologie de ce mouvement identitaire ? S’appuyant sur les travaux de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, il souligne justement que les militants dits « indigénistes » sont issus des classes moyennes diplômées, ce qui peut expliquer leur désintérêt tendanciel pour la centralité du combat socio-économique du mouvement ouvrier. En sens contraire, comme le montre l’enquête DILCRAH/FJJ sur les discriminations envers les Musulmans, parue le 6 novembre 2019, les membres de minorités ethno-culturelles (ici, musulmanes) socialement insérés sont les plus susceptibles d’être victimes de pratiques racistes et discriminatoires. Il n’est dès lors pas étonnant qu’elles puissent tendre à une certaine désillusion vis-à -vis du modèle républicain. La description que fait Manuel Boucher de la naissance du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), particulièrement sélectif socialement, confirme amplement cette logique d’élites issues des minorités ethniques, parfois fascinées par un modèle anglo-saxon qui permet(trait) une plus forte diversité des sommets de la société.
Une gauche émancipatrice
Comment est-on arrivé là  ? L’auteur souligne les échecs multiples de la société comme de la République. Moment crucial, la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, profondément égalitaire et civique, a été rebaptisée de manière révélatrice « marche des beurs ». C’était ethniciser une mobilisation qui était pourtant nourrie par les cadres idéologiques, les militants et les références du mouvement ouvrier. Il n’est dès lors pas étonnant que SOS-Racisme, né suite à la marche de 1983, soit détesté par la mouvance « indigéniste » comme symbole d’un antiracisme traditionnel, qualifié de manière révélatrice d’« antiracisme moral ». La multiplication d’émeutes urbaines majeures (1990, 2005, 2007…) n’a pu que renforcer ce glissement. Manuel Boucher en appelle dès lors au retour d’une « gauche émancipatrice et anticléricale » pour remplacer à nouveau la race par la classe.
Ismail Ferhat