En août 2021, alors que les troupes américaines achèvent leur retrait d’Afghanistan, le régime de Kaboul se délite et laisse entière place à l’insurrection Taliban d’ores et déjà fortement ancrée dans la plupart des provinces d’un pays ravagé par des décennies de guerre. L’ouvrage d’Adam Baczko constitue une analyse du processus de réimplantation du mouvement Taliban depuis leur destitution du pouvoir par la coalition internationale en 2001, à travers l’étude de l’influence de son système judiciaire sur sa popularité. (A propos d’Adam Baczko, La guerre par le droit ; les tribunaux Taliban en Afghanistan, Paris, CNRS éditions, 2021, 374 p. 25 €)
Au lendemain du 11 septembre 2001, les États-Unis prennent la tête d’une intervention militaire en Afghanistan afin de traquer les responsables des attentats du World Trade Center. À la tête de l’Émirat islamique d’Afghanistan depuis 1996, les Taliban sont accusés d’abriter et de protéger les plus emblématiques figures du réseau jihadiste international al-Qaïda. Pour les 40 millions d’Afghans, le départ américain 20 ans plus tard symbolise la fin de plus de 40 ans de guerres interminables, faisant place à l’espoir d’une reconstruction. Les facteurs de la victoire Taliban, indissociables de ceux de la défaite américaine, méritent d’être analysés à la lumière de l’histoire politique et sociale récente de ce pays aujourd’hui ruiné et ensanglanté parfois réduit à l’image d’une mosaïque ethnique et confessionnelle déchirée par les rivalités tribales. À travers le prisme juridique, Adam Baczko propose une telle analyse dans La guerre par le droit , ouvrage qui résulte d’un long travail d’enquêtes menées depuis 2010 auprès d’insurgés Taliban (juges, commandants ou simples sympathisants), de populations civiles ou encore de membres de la coalition internationale et du régime afghan aujourd’hui déchu.
L’auteur dresse une analyse critique du régime dirigé par les présidents Hamid Karzai (2001-2014) puis Ashraf Ghani (en poste jusqu’à la reprise de Kaboul par les Taliban). Il décrit un gouvernement manifestement soumis à la coalition internationale qui n’aura jamais répondu aux attentes de la population, à ses besoins et à ses normes coutumières. Pour Adam Baczko, le mouvement Taliban doit sa réimplantation à son aptitude à répondre aux attentes de la population, notamment rurale. Le système juridique Taliban en est l’illustration.
Les Taliban et le droit
Il propose des éléments de compréhension de l’importance du système juridique en Afghanistan et du rapport des Taliban au droit. Dans le cadre de la guerre civile, les tensions communautaires atteignent leur paroxysme et l’équilibre social est totalement bouleversé. Le monopole de l’application du droit et la popularité du système juridique deviennent cruciaux car ils forment un instrument de pouvoir. Chaque camp se veut le plus à même de répondre aux attentes de la population pour apparaitre ainsi légitime à incarner l’État. En 2001, lorsque les Taliban sont chassés du pouvoir, le régime de la nouvelle République islamique est construit à la hâte par une coalition transnationale et favorise notamment les intérêts de la caste afghane dominante constituée de notables urbains et d’anciens combattants de l’Alliance du Nord.
Ce régime clientéliste est légitimé par la Constitution de 2003, résultat de mois de tractations et d’ingérences étrangères. Il se caractérise par un fort pouvoir présidentiel confié par l’administration Bush à Hamid Karzai. Les militaires de l’OTAN, véritables détenteurs du pouvoir, créent leurs propres milices sur des critères ethniques, entrainant ainsi une polarisation volontaire de la population, et manipulent le droit afghan afin de faciliter et légitimer leur lutte contre al-Qaïda. Considérés comme « criminels », les adversaires ciblés par la coalition internationale ne bénéficient quant à eux d’aucune protection juridique. Le corps de police afghane ne fait quant à lui qu’accroitre l’incertitude juridique et les tensions au sein de la population. Corrompu et impliqué dans les trafics de drogue ou fonciers, il est essentiellement constitué de combattants de l’Alliance du Nord.
Enfin, le système judiciaire du régime est structuré autour d’un code rédigé ad-hoc par une commission internationale ; l’auteur parle de « greffe juridique ». Porté par des juges formés, s’ils le sont, par des experts de jurisprudence américaine, ce système est également miné par le népotisme et la corruption. En 2009, un quart du PIB afghan résulte des pots de vins versés pour l’accès aux services publics judiciaires, administratifs, policiers, douaniers… Face à la popularité croissante des tribunaux Taliban, la coalition internationale tente de revaloriser le système juridique afghan sous l’impulsion de l’administration Obama. La stratégie mise en place consiste à promouvoir des instances informelles dans le sillage des traditions afghanes. Celle-ci échoue, ne faisant qu’accroitre le sentiment d’isolement de la population à l’égard du régime de Kaboul et de la coalition.
La fracture entre la population afghane et le régime de Kaboul
Une véritable fracture se crée entre la population afghane et le régime de Kaboul, perçu comme l’incarnation des ingérences américaines. Parallèlement, le système judiciaire Taliban répond à deux attentes majeures de la population afghane : les oulémas recrutés dans les madrasas (écoles) deobandies hanafites du Pakistan ont pour seul principe de référence la charia (droit islamique outrepassant les fractures tribales et ethniques ou encore la tentation de spéculation) et le corps militaire Taliban, craint par la population, est en capacité de faire respecter et appliquer les verdicts, chose peu fréquente dans les tribunaux du régime afghan.
En 2001, les Taliban chassés de Kaboul par la coalition trouvent refuge dans la zone tribale frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan. En mai 2002, ils y installent un gouvernement alternatif, le conseil de commandement (Rabbari shura) de Quetta. La réimplantation du mouvement Taliban débute dans les années 2000 par la conquête des provinces peu urbanisées du Sud-Est afghan. La diffusion du système juridique Taliban devient un outil de reconquête efficace grâce à une organisation millimétrée. Dans chaque province, des commissions militaires régissent et inspectent les tribunaux, surveillent les juges, valident leurs verdicts et contrôlent l’application de la charia. Les juges sont quant à eux recrutés sur des tests de connaissances coraniques et possèdent à la fois un statut juridique (magistrat) et un statut religieux (ouléma).
Les tribunaux Taliban et la réimplantation du mouvement Tabilan (2001-2021)
Accessibles et impartiaux, conformes aux normes et aux coutumes afghanes ou encore peu coûteux, les tribunaux Taliban sont aux antipodes des tribunaux du régime. Pour lutter efficacement contre la corruption, les juges Taliban sont entourés de mollahs et de jeunes oulémas en formation soumis à un contrôle militaire et n’occupent pas plus de six mois un poste dans une même province, afin d’éviter d’y subir les influences de la population locale. Aussi, les juges Taliban obéissent directement aux édits du commandeur des croyants, le mollah Omar. Ils sont également tenus d’ignorer les normes coutumières et de trancher en toute impartialité, sans favoriser la culture pashtoune (Pashtounwali) – l’ethnie majoritaire – au détriment des ethnies minoritaires.
Adam Baczko rappelle toutefois que l’analyse de la réimplantation du mouvement Taliban en Afghanistan ne peut se faire sans considération de la pression physique et morale exercée sur les populations. Perçus comme omniscients, les Talibans ne doivent pas seulement leur succès à leur popularité, mais aussi à la crainte qu’ils inspirent au sein de la société afghane. À des fins d’exemplarité, amputations, lapidations et décapitations publiques sont autant de peines susceptibles d’être prononcées pour des cas d’espionnage ou pour des questions matrimoniales. Dans chaque district, les « commandants de la sécurité » chargés de rendre compte à la commission militaire de la fidélité des populations envers le mouvement Taliban participent à la terreur ambiante qui plane sur la société afghane.
La reconquête de l’Afghanistan par l’insurrection Taliban entre 2001 et 2021 a mis en avant la capacité des Taliban à combattre de manière ordonnée. Les révisions régulières du code de conduite Taliban « Instructions aux moudjahidin » mettent en avant la capacité des dirigeants Taliban à communiquer efficacement. La structure hiérarchique du mouvement Taliban explique en partie la préservation de son unité. Tout membre, quelque soit son rang, est répréhensible. Malgré quelques dissensions internes au début des années 2000, le mouvement Taliban est parvenu à limiter les tentatives de sécessions de la part de certains combattants dont l’ancrage local a accru la puissance au fil du temps, remettant parfois en question leur autonomie vis-à-vis du conseil de commandement central. À cet effet, des commissions judiciaires régionales ont été mises en place à partir de 2012, afin de condamner les abus de pouvoir de ces puissants combattants sur la population locale. Dans de rares cas, des combattants menaçant l’unité du mouvement ont été promus aux plus hauts postes de commandement afin de prévenir leur possible allégeance à une autre organisation jihadiste régionale.
À l’été 2021, l’implantation des Taliban sur l’ensemble du territoire afghan met en avant le succès des stratégies politiques du mouvement. Derrière le déni de l’identité ethnique et confessionnelle, les Taliban font en réalité des Pashtounes le moteur prépondérant de leur projet social. La place des femmes dans l’espace public afghan constitue quant à elle le pan le plus inquiétant du projet de société Taliban. Intransigeants sur les questions matrimoniales, la propriété masculine et les rapports de dominations de l’homme sur la femme, le projet de société Taliban repose intrinsèquement sur un modèle patriarcal.
Le mouvement Taliban est parvenu à se réorganiser après 2001 et à gagner petit à petit la confiance d’une grande partie de la société afghane, notamment grâce au bon fonctionnement de son système juridique. Toutefois, il est essentiel de rappeler que l’ouvrage repose sur l’étude de témoignages subjectifs, indissociables de la crainte ambiante d’une population sous pression et réalisés dans un contexte de guerre dans lequel la loi des armes restreint le travail de recherche de l’auteur. De plus, ces enquêtes de terrain ne peuvent se doter d’un caractère exhaustif. En plus d’exclure une partie de la population – les femmes notamment – elles ont tendance à faire prévaloir la propagande Taliban sur le cas des opprimés silencieux. Comprendre le retour au pouvoir des Taliban passe nécessairement par l’analyse de l’impopularité du régime de Kaboul entre 2001 et 2021. Terni par les ingérences étrangères et inadapté aux spécificités de la société afghane, ce régime défaillant semble en partie responsable de la réimplantation rapide du mouvement Taliban en Afghanistan.
Gabriel Rousset