Durant ses très nombreux voyages, Albert Thomas, directeur du BIT (1919-1932), emportait toujours avec lui un crayon et un petit bloc-notes dans la poche de sa veste. Il notait ainsi sur le vif des noms, des chiffres, des rendez-vous : il croquait des portraits, couchait sur le papier des observations, des réflexions et idées. Plus tard dans le calme de sa chambre d’hôtel ou lors de longs voyages en trains, à partir de ce matériel brut, ses notes devenaient des récits qu’il dictait à une sténographe.À propos du livre de Dorothea Hoehtker et Sandrine Kott, À la rencontre de l’Europe au travail. Récits de voyages d’Albert Thomas, 1920-1932, Publications de la Sorbonne – Bureau international du travail, 2015, 336p, 28€)
Article paru dans L’OURS n°463, dĂ©cembre 2016
Riche de 800 pages, ce document prĂ©cieux est conservĂ© aux archives du Bureau international du travail (BIT) Ă Genève. Les deux historiennes, Dorothea Hoehtker et Sandrine Kott, en prĂ©sentent de larges extraits dans ce volume qui tĂ©moignent des voyages d’Albert Thomas. 
En voyage avec Albert
On le suit en Albanie, en Allemagne (nombreux entre 1920 et 1932), en Belgique, au Danemark, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Pologne, en Scandinavie, en URSS, mais Ă©galement en Argentine, au BrĂ©sil et aux États-Unis, ou encore Ă Hong-Kong, au Japon, en Chine et en Mandchourie, etc. Chacune de ces destinations est replacĂ©e dans son contexte politique, Ă©conomique et social par les deux Ă©ditrices. Le travail d’édition est d’ailleurs fort bien soignĂ©, comportant un appareil critique prĂ©cis, de belles illustrations (par exemple, la photographie magnifique d’un Albert Thomas souriant dans son bureau Ă Genève, le mĂªme lors d’un banquet avec des dirigeants syndicaux hongrois ou encore caricaturĂ© dans une revue italienne, etc.), mais aussi un index des personnes et une bibliographie très utile s’agissant de l’Organisation internationale du travail qui va fĂªter en 2019 le centenaire de sa crĂ©ation.
Le monde d’hier
Prague, Janvier 1931. « C’est une joie de franchir le nouveau pont Charles par une admirable matinĂ©e d’hiver. On croit chaque fois que l’élan de la cathĂ©drale au-dessus du chĂ¢teau n’a jamais Ă©tĂ© plus beau et que jamais les statues n’ont Ă©tĂ© aussi dĂ©licieusement patinĂ©es. » Il y a – de manière lĂ©gèrement dĂ©calĂ©e chronologiquement – du Stefan Zweig et son Monde d’hier dans les notes de voyage du dirigeant du BIT. Thomas en TchĂ©coslovaquie nous ouvre Ă la vitalitĂ© de la vie dĂ©mocratique dans cette ancienne partie de l’empire habsbourgeois. Les enjeux Ă©conomiques et sociaux, et particulièrement ceux des assurances sociales, sont au cÅ“ur des contacts qu’il multiplie auprès des acteurs politiques, syndicaux et associatifs (des associations sportives notamment, inscrites dans le prolongement des courants politiques et des syndicats). L’importance industrielle de la TchĂ©coslovaquie (plus prĂ©cisĂ©ment de la BohĂªme-Moravie), sans commune mesure avec les autres pays de l’Europe centrale Ă l’époque, est ainsi rappelĂ©e, avec des notations savoureuses en particulier concernant le grand chausseur europĂ©en (et bientĂ´t mondial) Bat’a. Ainsi, Ă©voquant, la lutte entre les syndicats et l’industriel, Thomas se voit rĂ©pondre par un responsable syndical : « Bat’a rend un grand service Ă la population par la chaussure Ă bon marchĂ©. On ne peut pas le nier. Mais il est l’ennemi du mouvement syndical. Il ne reconnaĂ®t mĂªme pas les libertĂ©s civiques Ă©lĂ©mentaires. Un ouvrier de Bat’a ne peut penser ni agir librement. MalgrĂ© ses dĂ©clarations et malgrĂ© les apparences, Bat’a ne tolère pas l’organisation syndicale. Bien plus, la lutte contre lui ne peut se faire jour que par la presse syndicale. En effet, il tient par la publicitĂ© toute la presse quotidienne du pays. » Nature de la consommation, dĂ©mocratie syndicale et libertĂ© de la presse, voilĂ bien trois enjeux, parmi d’autres, qui ne sont pas sans Ă©chos de nos jours.
Des enjeux Ă retrouver
Tabor (TchĂ©coslovaquie), 11 janvier 1931. « DĂ©jeuner dans le grand hĂ´tel de Tabor. C’est, une fois de plus, comme dans les petites villes polonaises ou autrichiennes, le grand caravansĂ©rail oĂ¹ se concentre le dimanche toute la vie sociale de la citĂ©. Il y a dans le mĂªme grand immeuble, autour du couloir central, le cabaret populaire, le cafĂ© des gens riches, des salles de sociĂ©tĂ©s. Partout une vie grouillante et pittoresque. […] C’est lĂ qu’ont Ă©tĂ© conçues nos espĂ©rances de justice. C’est lĂ que ce sont exploitĂ©es les Ă©nergies brutales sans lesquelles il n’est pas possible de crĂ©er. Mais c’est lĂ aussi qu’à ces Ă©nergies s’unissaient le sens, la mesure de la dignitĂ© morale et de la volontĂ© religieuse qui ont assurĂ© la perpĂ©tuitĂ© des idĂ©es rĂ©volutionnaires. De Huss Ă Masaryk, avec ses diffĂ©rences et ses renouvellements, la tradition a Ă©tĂ© continue. » Le monde d’hier, celui d’une Europe dynamique qui se laisse gagner alors par les inquiĂ©tudes liĂ©es Ă l’ombre portĂ©e sur son destin par l’Allemagne et Ă un dĂ©clin tendanciel tandis qu’outre-Atlantique se renforcent les États-Unis d’AmĂ©rique.
L’intĂ©rĂªt de cet ouvrage est de nous faire traverser les annĂ©es 1920 et le dĂ©but des annĂ©es 1930, de manière oblique Ă travers un florilège d’enjeux politiques, Ă©conomiques, sociaux et internationaux, dont nous avons souvent perdu la substance et le dĂ©tail.
Florent Le Bot