Delphine Diaz remet dans le temps long un sujet que d’aucuns déclinent au présent en en faisant une menace pour l’avenir. (a/s de Delphine Diaz, En exil. Les réfugiés en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Folio, Histoire inédit, 2021, 53 p, 9,70€)
L’histoire de l’immigration est aussi vieille que l’humanité, mais elle s’est singularisée en Europe quand se sont constituées les nations qui la composent. Ainsi en France le roi très chrétien Louis XIV, en révoquant l’édit de Nantes, provoque l’exil de milliers de protestants. Au-delà Delphine Diaz, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Reims, retient la date de 1775 quand la guerre d’indépendance chassera des États-Unis des dizaines de milliers de loyalistes fidèles à l’Angleterre.
Exilés, réfugiés, immigrés…
Dans le sens inverse, au siècle suivant, ce sont des dizaines de milliers d’irlandais qui fuiront la famine et la répression vers les mêmes États-Unis. Les guerres napoléoniennes ont provoqué d’importants mouvements de population dans toute l’Europe. À Coblence ou à Londres, les royalistes « émigrés » préparent leur retour qui se fera en 1815, tandis que l’ex-empereur est « exilé » à Sainte-Hélène. Les mots s’entrechoquent : exilés, réfugiés, immigrés, émigrés, déplacés. On a dit du XIXe siècle qu’il fut « le siècle des exilés » ou plutôt des proscrits, selon le terme choisi par Victor Hugo qui fut la célèbre victime d’une assignation à résidence hors de sa patrie. Les révolutions de 1830 et de 1848 provoquent un peu partout exils et déplacements, de la Grèce à l’Italie en passant par la Pologne.
L’exilé : du héros au danger
Cependant l’image de l’exilé évolue peu à peu : d’abord accueilli comme un héros de la liberté, il devient un danger pour l’économie (soumise à l’industrialisation) ou la société (les anarchistes). Les juifs en subissent les conséquences : entre 1890 et 1910 plus de deux millions de juifs sont poussés en dehors de la Russie ou des Balkans vers l’ Europe de l’ouest ou les États-Unis. Des solidarités s’organisent pour dépasser les différences : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », proclame la première Internationale. Mais le contrôle se renforce avec les nouveaux moyens de l’identité nationale (anthropométrie).
Les chiffres prennent des proportions impressionnantes. Au début du XXe siècle, ce sont des millions de turcs qui doivent quitter les Balkans après la chute de l’empire ottoman, tandis qu’en 1915 le génocide des Arméniens fera un million et demi de victimes. Après l’arrivée d’Hitler à la tête de l’Allemagne en 1933 et avec le développement du fascisme en Europe , notamment en Italie et en Espagne, les déplacements s’intensifient. La déchéance de nationalité devient une pratique courante, produisant des milliers d’apatrides. La SDN qui s’est saisie de la question des réfugiés invente pour eux, non sans mal, le passeport Nansen. La Seconde Guerre mondiale s’accompagne d’exodes et de déportations qui démultiplient le nombre des réfugiés et des déplacés. En 1951, pour appliquer en ce domaine sa récente déclaration universelle des droits de l’homme, l’ONU crée un Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) et appelle les États à signer la convention de Genève sur le droit d’asile. 1960 sera « l’année mondiale du réfugié ». Considéré comme une personne soumise à la persécution ou contrainte à s’exiler, le réfugié doit être accueilli. Dans la foulée la France crée l’OFPRA et se divise sur les solutions à apporter à un problème complexe ; quoi de commun en effet entre le million de « rapatriés » depuis l’Algérie auxquels s’ajoutent des dizaines de milliers de Harkis, et les milliers de Bosniaques qui fuient les combats ou sont obligés de quitter leurs terres. Des ONG s’efforcent de contribuer à l’accueil, mais leurs moyens sont limités. La question se pose à l’échelle de l’Europe, des concertations tentent de déboucher sur des règles communes. Avec l’espace de Schengen apparaissent de nouvelles frontières qu’il va falloir protéger. Les temps ont changé, sous une double influence : la guerre froide et la décolonisation. Après les attentats de septembre 2001 vont s’ajouter les conséquences de la réplique américaine, tandis que les « printemps arabes » déstabilisent les régimes en place. Des millions de réfugiés se pressent aux frontières ou croupissent dans des camps de fortune.
En 2019, le HCR énonçait un chiffre de 80 millions de réfugiés dans le monde, soit 1 % de la population mondiale. C’est peu en valeur relative, mais c’est beaucoup en terme d’image : c’est l’équivalent de la population de l’Allemagne… Voilà de quoi nourrir nombre de fantasmes et les campagnes de l’extrême droite. Delphine Diaz conclut d’ailleurs en constatant que « aujourd’hui la figure du réfugié est plus que jamais entrée dans l’ère du soupçon ».
Son travail est impressionnant (la bibliographie couvre une cinquantaine de pages !), il est aussi particulièrement utile dans la période actuelle. Il fournit en détail toutes les informations historiques qui permettent d’éclairer le problème de l’immigration et surtout l’auteur les illustre par des exemples individuels qui donnent au livre une dimension humaine bien au-delà de la sécheresse statistique. On voit bien quel est l’enjeu : comment accueillir et protéger l’individu au-delà de son territoire d’origine quand la menace est collective et plus seulement personnelle au sens de la convention de Genève ? Ce fut hier le cas des juifs, c’est aujourd’hui celui des populations du Moyen-Orient ou encore des Rohinghas en Birmanie, ce sera le cas demain des exilés climatiques. Il faut une réponse collective, donc des choix politiques. Voilà une belle occasion pour la gauche de se définir comme telle.
Robert Chapuis (janvier 2022)