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Trois questions à Fabien Archambault

Fabien Archambault, agrégé d’histoire, maitre de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne, est un spécialiste du sport. Il vient de publier Les légendes du siècle. Une histoire des jeux en douze médailles (Flammarion, voir page 3).

Comment expliquer que les Jeux olympiques (JO), censés rapprocher les peuples, célébrer la paix et le sport, aient survécu à deux guerres mondiales, des campagnes de boycottage, des affaires de dopages et à une pandémie ? Sont-ils une affaire de sport ou de géopolitique ?
On peut résumer l’histoire des Jeux olympiques comme étant avant tout une histoire de politique et de géopolitique, de relations culturelles internationales, la naissance d’une diplomatie sportive accompagnant le grand mouvement de diffusion et de démocratisation des sports au XXe siècle.

Mais l’histoire des JO et de l’idéal olympique de fraternité tel qu’on l’évoque aujourd’hui est une reconstruction. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la multiplication des échanges mondiaux conduit à un mouvement de créations de grands organismes internationaux : l’Union postale universelle en 1874 ou encore l’Union internationale des poids et mesures créée à Paris en 1875. Dans le domaine sportif, ce mouvement est plutôt stimulé par les élites françaises afin de présider à cette internationalisation de nouvelles compétitions entre les États-Unis et l’Europe. Entre 1880 et 1914, une vingtaine de fédérations internationales apparaissent ainsi à l’initiative des Français pour forcer les Anglais à sortir de leur splendide isolement sportif. Beaucoup ont leur siège à Paris, la moitié est rapidement présidée par un Français et le français est la langue officielle de la plupart d’entre elles. Ce qui explique que, par exemple, la Fédération internationale de natation choisisse le mètre et non le yard pour les distances des courses olympiques.

Cependant, ce n’était pas encore le sport pour tous. Au contraire même : Coubertin entendait préserver la mainmise institutionnelle d’une élite aristocratique occidentale qui célébrait ainsi un certain entre-soi culturel. Et, en réalité, les JO ne connaissent pas tout de suite un franc succès.

Contrairement à la reconstruction faite a posteriori des premières années du mouvement olympique, la rénovation des JO en 1896 par Coubertin est en fait un banc d’essai pour préparer les épreuves sportives de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Mais le changement de majorité politique à la suite de l’affaire Dreyfus avec l’arrivée d’un gouvernement dit de « Défense républicaine » entraîne la mise sur la touche de Coubertin, jeune monarchiste rallié à la République à condition qu’elle soit conservatrice. Les prétendus Jeux de 1900 – avec 70 000 participants, ouverts à toutes sortes de pratiques ludiques, de la pêche à la ligne à la course en sac, en passant par le tir à la corde – montrent ce qu’aurait pu devenir le mouvement sportif international.

N’oublions pas non plus que dans l’entre-deux-guerres le mouvement socialiste au sens large développe ses propres compétitions qui constituent une réelle concurrence en terme de nombre de participants, de spectateurs et d’audience médiatique : les olympiades ouvrières de Francfort en 1925, de Vienne en 1931 sont plus importantes que les JO. Quant au mouvement communiste, il a ses propres Spartakiades ! En outre, en 1930, la FIFA se dote de son propre championnat du monde, organisé par l’Uruguay – qui avait remporté le tournoi olympique en 1924 et en 1928 –, alors que le football représentait l’essentiel des recettes des Jeux. Ne reconnaissent plus alors l’autorité du Comité international olympique (CIO) que tous les sports pas encore assez structurés pour être autonomes, par exemple les nouveaux sports américains comme le basket-ball et le volley-ball dont les compétitions olympiques font office de championnat du monde.

Dès lors, comment le projet olympique réussit-il à s’imposer ? Essentiellement parce qu’il parvient à se fondre dans les mécanismes des relations internationales, en devenant la scène symbolique où se mesure le prestige des nations. L’institution, en 1920, du classement général des nations constitue de ce point de vue un tournant. À partir du moment où les athlètes ne sont plus des compétiteurs individuels mais les représentants d’une nation, sélectionnés par des comités olympiques nationaux en théorie indépendants mais dépendants en réalité des gouvernements, on entre dans l’ère des rivalités sportives internationales. L’habileté de Coubertin est de s’être rendu compte que s’il voulait que « ses » jeux se perpétuent, il fallait s’adapter au nouveau cours des choses.

C’est ce qui explique à mon avis la pérennisation des JO. Dans l’entre-deux-guerres, l’arrivée des pays d’Amérique du Sud – dans un monde qui est encore largement colonial – est ainsi favorisée par les élites patronales et religieuses américaines. Pour elles, pas besoin de la colonisation et de la force pour dominer le monde, l’american way of life s’incarne en partie dans le sport, les Jeux devenant un instrument privilégié pour répandre les vertus du libre-échange dans un marché mondialisé. Après 1945, avec l’entrée de l’URSS et des pays de l’Est dans le concert olympique puis les décolonisations, le CIO sait s’adapter aux nouvelles réalités des relations internationales (guerre froide et émergence du tiers-monde). Il doit toutefois affronter toute une série de crises et d’alertes : boycottage de l’Afrique du Sud durant les années 1960-1980, les pays africains entendant mettre ce pays au ban des nations ; les boycottages croisés de 1980 et de 1984 : les Jeux de Moscou sont boycottés par les États-Unis et une quarantaine de pays suite à l’invasion de l’Afghanistan, ceux de Los Angeles, quatre ans plus tard, l’étant par les Soviétiques et une quinzaine de pays.

Tout cela montre le grand pragmatisme du CIO : il a compris qu’il ne pouvait l’emporter sur la concurrence d’autres organisations sportives que s’il se mettait au service des logique de rivalités pacifiques des grandes puissances dans le domaine sportif. Mais c’est un jeu d’équilibriste : cette politisation, qui assure le succès des Jeux, pourrait finir par entraîner la disparition de ceux-ci, contraignant le CIO à affirmer de manière paradoxale l’apolitisme de l’olympisme.

La question de la participation sous bannière neutre des athlètes russes et biélorusses pour les Jeux de Paris 2024 éclaire cette position délicate. En condamnant de facto l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le CIO prend une décision politique qu’il prend soin de présenter comme apolitique. Ainsi, en février 2022, les recommandations faites aux fédérations internationales qui participent au mouvement olympique d’exclure les athlètes russes et biélorusses de leurs compétitions ne sont pas justifiées par le fait que la Russie aurait violé le droit international. Le CIO ne peut pas adopter cet argument car immédiatement les pays arabes demanderaient l’exclusion d’Israël, tandis que d’autres mettraient en avant son silence quand en 2003 les États-Unis ont envahi l’Irak… La Russie ayant envahi l’Ukraine pendant les JO d’hiver, c’est la violation de la trêve olympique qui est mise en avant. En fait, le CIO craint, s’il ne prend pas cette décision, une réaction en chaîne, les pays occidentaux – les plus riches et par conséquent les plus importants pour son existence même – pouvant décider de le boycotter. Mais il prend soin de ne pas créer de précédent en termes politiques. Alors que les Jeux olympiques sont une compétition fondamentalement politique, ils doivent pour survivre développer l’idéologie de l’apolitisme du sport. Les décisions du CIO visent donc à garantir ses intérêts, en s’assurant que la majorité des comités olympiques nationaux les acceptent.

Parlons sport : 41 sports olympiques, 4 sports additionnels (breaking, escalade sportive, skateboard, surf). Quelle vitrine les JO offrent-il à l’évolution des pratiques sportives ?
Pour qu’un sport soit universel, il faut qu’il se pratique sur plusieurs continents et que la compétition soit ouverte. Chaque sport développe sa propre histoire dans ce cadre ou à l’extérieur de celui-ci. On a évoqué le football et la concurrence de la Coupe du monde de la FIFA, mais c’est aussi le cas du tennis, qui figure dans le programme olympique jusqu’en 1924 et disparaît en 1928 : la nouvelle Fédération internationale de tennis ne veut pas y participer pour préserver sa compétition phare, le tournoi de Wimbledon.

Le comité olympique organisateur a également son mot à dire sur les sports retenus. Le volley-ball et le judo sont ainsi intégrés en 1964 à Tokyo car le Japon est fort dans ces deux disciplines. En ce qui concerne la féminisation des disciplines olympiques, les pays de l’Est sont à la manœuvre des années 1950 aux années 1980 car ils y voient la possibilité de remporter plus de médailles du fait des progrès du sport féminin chez eux. Pour les JO de 2024, le choix des nouveaux sports reflète les évolutions de la pratique sportive à une échelle mondiale. Le CIO dépend en réalité des fédérations sportives internationales auxquelles il fournit un cadre leur permettant d’organiser ensemble, tous les quatre ans, leur compétition la plus prestigieuse. Et sa plus grande peur réside dans le risque d’être progressivement marginalisé dans le paysage sportif mondial avec l’apparition de nouvelles pratiques qui lui échapperaient : il entend rester l’institution faîtière du sport mondial.

Le CIO est ainsi devenu une gigantesque agence de communication et de juristes. Financé pour une large part depuis les années 1980 par le système médiatique américain, il est de plus en plus attentif aux audiences télévisuelles. Or, comme les jeunes regardent de moins en moins les JO, le CIO cherche à les retenir et à les fidéliser. Ce qui explique l’introduction de l’escalade et du surf à Tokyo (2021), et maintenant du break dance : les Jeux doivent devenir la (ou une des) compétition référence de ces nouvelles disciplines sportives. D’où aussi la question posée par les jeux vidéo en ligne, les e-sports : avec 25 millions de pratiquants, il s’agit de la première activité culturelle des Français ! Si le CIO se coupe de cette réalité, il risque d’être marginalisé dans la culture de masse sportive des décennies futures.

Les JO sont une affaire commerciale et de prestige pour la ville ou le pays hôte. Mais c’est aussi l’occasion de parler sport, de culture sportive, de santé, de la place du sport dans la société. Sur ce plan, quelles sont les caractéristiques des JO de Paris 2024 ?

Il y a eu une intensification du processus de commercialisation des Jeux dans les années 1980, mais celle-ci est présente dès l’entre-deux-guerres. Si les Jeux existent encore, c’est justement parce que les grands capitaines d’industrie américains s’en sont emparés, et ils l’ont fait pour réaliser des bénéfices. Le Jeux de Los Angeles en 1932, les premiers mondialisés, constituent le vrai basculement, car les classes moyennes du monde occidental au sens large commencent à s’intéresser à une compétition qui jusque-là était marginale et réservée à une élite et peinait à trouver une place dans la culture de masse sportive en gestation.

Par ailleurs, l’organisation des JO est souvent l’occasion de poser la question de la démocratisation du sport et de la diffusion de la pratique sportive dans le pays concerné. Or, les autorités politiques françaises semblent davantage obsédées par le nombre de médailles que la délégation hexagonale va remporter – ce qui s’inscrit dans cette histoire centenaire où les Jeux constituent l’étalon de la puissance d’un pays. En revanche, on parle peu de la diffusion du sport dans les classes populaires. Même si la France est un des pays les plus riches du monde, dotée d’infrastructures sportives qui permettent aux jeunes de faire du sport, on constate que, depuis une dizaine d’années, la pratique sportive tend à régresser dans les milieux populaires – ce qui se traduit entre autres par la progression du taux d’obésité en population générale. Tout cela est la conséquence de l’asphyxie financière que vivent les collectivités territoriales ; or, ce sont elles qui participent fortement au financement du mouvement associatif en général et des clubs sportifs en particulier. Les Jeux de Paris auraient pu être l’occasion de poser ce débat.

Autre aspect, la question du public. Le prix des places pour les JO est fixé par le CIO et le comité olympique national organisateur pour assurer la viabilité et la pérennité financière du mouvement olympique. À Londres, le prix très élevé des places des grandes compétitions – athlétisme, gymnastique et natation – excluait les milieux populaires, un choix assumé. À Paris, au stade de France pour l’athlétisme ou à Bercy pour la gymnastique, on pouvait trouver des billets à 50 €, mais ceux-ci ne représentaient qu’un part infime des places disponibles. Le gouvernement français a préempté 500 000 places qui vont être distribuées gratuitement ou presque. À Rio, en 2016, sur les 10 millions de billets en vente, le gouvernement brésilien en avait acheté près d’un tiers pour les revendre à bas prix ou les distribuer. Dans ces conditions, en quoi les Jeux de Paris constitueront-ils une « fête populaire » ?
Propos recueillis par Frédéric Cépède
Entretien paru dans L’ours n°535, mai-juin 2024

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