AccueilActualitรฉTruman, Marshall et leur Big plan, par CLAUDE DUPONT

Truman, Marshall et leur Big plan, par CLAUDE DUPONT

Benn Steil, ancien directeur du think tank Council on Foreign Relations, raconte dans un ouvrage passionnant lโ€™histoire du tournant que constitue le Plan Marshall pour les ร‰tats-Unis.
A propos du livre de Benn Steil,ย Le plan Marshall, Les Belles Lettres, 2020, 672p, 26,90โ‚ฌ. Article paru dans L’ours 504, janvier 2021.

Dans son allocution dโ€™adieu, au terme de son deuxiรจme mandat, le 19 septembre 1796, George Washington exhorta ses compatriotes ร  ยซ se tenir ร  lโ€™รฉcart de toute alliance permanente avec une quelconque partie du monde รฉtranger ยป et, avant tout, de lโ€™Europe. Pendant 150 ans, ses compatriotes se le tinrent pour dit. Mais en 1948, ce fut la grande transgression, et une transgression aggravรฉe, puisque pour la premiรจre fois les ร‰tats-Unis participaient ร  une coalition militaire en temps de paix.

Le choix de Truman 
Succรฉdant au prestigieux Franklin Roosevelt, Harry Truman passait pour un politicien terne. Or, il va se rรฉvรฉler clairvoyant, obstinรฉ et mesurรฉ. Un pragmatique aux fortes convictions. Une constatation lui saute aux yeux : il y a le feu dans une Europe dรฉvastรฉe. Dรจs la fin de la guerre, pendant que Staline absorbe la moitiรฉ du continent, la Grรจce et la Turquie risquent ร  leur tour de basculer, tandis que les communistes occupent des positions รฉlectorales trรจs fortes en France et en Italie. Il faut sauver lโ€™Europe par une aide immรฉdiate. Mais quelle aide ? Entre 1945 et 1947, les ร‰tats-Unis ont dรฉversรฉ 13 milliards de dollars. Lโ€™Europe fut soulagรฉe, mais ne sโ€™est pas relevรฉe pour autant. Il faut imaginer autre chose.

Cโ€™est la tรขche ร  laquelle va sโ€™atteler la brochette de conseillers remarquables dont Truman sut sโ€™entourer, tels le secrรฉtaire dโ€™ร‰tat Dean Acheson, lโ€™adjoint aux affaires รฉconomiques William Clayton, ou le gรฉnรฉral George Marshall. Pour eux, il convient de mettre lโ€™accent, non sur la lutte anticommuniste, mais sur la nรฉcessitรฉ de permettre aux pays europรฉens, dont les infrastructures matรฉrielles et la vigueur spirituelle ont รฉtรฉ mises ร  mal, de redevenir une grande puissance, forte dโ€™une confiance retrouvรฉe. Une grande puissance qui sera pour les ร‰tats-Unis un partenaire indispensable, partageant ses valeurs. Cela suppose la poursuite dโ€™un objectif : la constitution ร  terme dโ€™une fรฉdรฉration europรฉenne, รฉconomique et politique, qui connaรฎtrait une salutaire division du travail, avec une Allemagne qui serait la vรฉritable locomotive industrielle de lโ€™ensemble. Si on commenรงait par la crรฉation dโ€™une union monรฉtaire, lโ€™aide amรฉricaine pourrait avoir un effet de levier dรฉcisif. Cโ€™est ainsi que prit forme le plan Marshall, que Truman ratifia le 3 avril 1948.

Oppositions multiples
Seulement, ces projets se heurtaient ร  de rudes remparts. Dโ€™abord en interne. Truman รฉtait dรฉmocrate. Et les rรฉpublicains tenaient les deux chambres. Ils รฉtaient hostiles ร  toute politique extรฉrieure aventuriste et ร  toute perspective dโ€™augmentation des impรดts. Et puis, on venait de crรฉer lโ€™ONU. Pourquoi commencer par la contourner, au lieu de passer par lโ€™UNRRA, lโ€™organisme quโ€™elle avait crรฉรฉ pour gรฉrer les aides financiรจres internationales ? La Grande-Bretagne, au bord de la faillite financiรจre, se dรฉsengageait de tous les fronts : Grรจce, Moyen Orient, Indeโ€ฆ Nโ€™allait-on pas tirer les marrons du feu ร  son profit ? ร€ gauche, pour Henry Wallace, le plan Marshall รฉtait conรงu pour faire piรจce aux rรฉformes sociales et aux nationalisations prรฉvues chez les alliรฉs de lโ€™Europe de lโ€™Ouest. Mais ร  droite, le sรฉnateur Taft redoutait, ร  lโ€™inverse, que les fonds Marshall ne contribuassent ร  accentuer les nationalisationsโ€ฆ

En Europe, le redressement de lโ€™Allemagne ne plaisait pas ร  tout le monde. La France souhaitait au contraire son morcellement, sa dรฉsindustrialisation. Quant aux Britanniques, ils ne souhaitaient nullement se lier trop les mains sur le continent.

Et puis, il y avait les Soviรฉtiques. Pour Staline, lโ€™idรฉal, cโ€™รฉtait une Allemagne rรฉunifiรฉe et neutraliste, quโ€™on pourrait ยซ finlandiser ยป. Et cette coordination entre pays europรฉens, cโ€™รฉtait dangereux. ll interdit donc ร  ses satellites de participer au Plan, et comme les Tchรจques regimbaient, ce fut le ยซ coup de Prague ยป le vrai lancement de la guerre froide. 

Le succรจs du plan
Mais Truman franchit tous les obstacles. Pour convaincre les Amรฉricains, il trouva un argument massueย : une aide รฉconomique importante ร  lโ€™Europe รฉcarterait le besoin dโ€™augmenยญter le budget de la guerre. Argument fort, mais faux. Face ร  Staline, au pacte รฉconomique, il fallut ajouter le pacte de sรฉcuritรฉ. Le plan Marshall serait livrรฉ ร  lโ€™Europe avec une escorte militaire.ย 

Malgrรฉ les embรปches, malgrรฉ le blocus de Berlin, la tรฉnacitรฉ de Truman fut payante. En 1949, Staline mit fin au blocus, le gรฉnรฉral Marshall reรงut le prix Nobel de la Paix, et le leader rรฉpublicain du Sรฉnat, qui collabora trรจs loyalement avec Truman au moment de la mise en place du plan, lanรงa fiรจrement : ยซ Nous sommes en train de gagner la guerre froide ยป.

On peut en effet parler de bilan globalement positif. Seize nations avaient รฉtรฉ les bรฉnรฉficiaires du ยซ plus vaste programme dโ€™aide ร  lโ€™รฉtranger de lโ€™histoire ยป. En moyenne, chaque pays reรงut une somme correspondant ร  2,6 % de la valeur de sa production. Ce nโ€™รฉtait pas considรฉrable. Mais les fonds furent judicieusement rรฉpartis, et purent entraรฎner cet effet de levier que visaient les promoteurs du plan. Certes, les Amรฉricains avaient bien quelques idรฉes derriรจre la tรชte sur lโ€™utilisation de ces fonds. ยซ Qui paie les violons paie la mรฉlodie ยป disait finement Robertson. Mais on peut constater que, dans la mise en musique, les gouvernements conservรจrent une large libertรฉ dโ€™action : la France eut pour prioritรฉ la modernisation industrielle, lโ€™Italie, le contrรดle de lโ€™inflation, la Grande-Bretagne, le remboursement des dettes. 

Seulement, si le souvenir du Plan Marshall fut si souvent รฉvoquรฉ et si peu repris en dโ€™autres occurrences, cโ€™est quโ€™il fallait la rencontre dโ€™รฉlรฉments qui ne se retrouvent pas si frรฉquemment : une volontรฉ clairvoyante du donateur, mais aussi, chez les bรฉnรฉficiaires, des gouvernements qui, malgrรฉ les ressacs, tรฉmoignaient dโ€™une certaine cohรฉrence et pouvaient compter sur le soutien de la majoritรฉ de lโ€™opinion, et une rรฉelle compรฉtence des cadres localement chargรฉs de lโ€™application du dispositif. Cโ€™est, par bonheur, ce quโ€™on trouva, en 1948, des deux cรดtรฉs de lโ€™Atlantique.

Claude Dupont

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