Anne MUXEL,sociologue et politiste, directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po) travaille depuis 20 ans sur la jeunesse dans son rapport à la politique et à l’engagement. Dernier ouvrage paru : Les Français sur le fil de l’engagement, avec Adélaïde Zulfikarpasic, Editions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès, 2022.
Quelles sont les principales évolutions que vous avez constatées, s’agissant de l’intérêt de la jeunesse pour la politique, les formes et les sujets d’engagement ?
La citoyenneté d’aujourd’hui doit désormais compter avec une défiance grandissante envers les institutions et le personnel politiques, avec une demande de démocratie directe qui se fait au détriment de la confiance dans la démocratie représentative, avec une généralisation de l’abstention, l’installation d’un rapport intermittent au vote et une demande de reconnaissance du vote blanc. S’ajoutent à ces nouveaux paramètres de la socialisation politique des individus, la diffusion d’une culture civique de plus en plus individualisée, où prévalent les droits plus que les devoirs, et en renégociation constante en fonction des circonstances et des contingences. Ces transformations ont nécessairement une incidence sur la socialisation politique des jeunes générations. Celles-ci entrent en politique, font leurs premiers choix et leurs premières expériences de participation active en tant que citoyens dans ce contexte de crise de la représentation politique et de diffusion d’une culture de la protestation ayant acquis une certaine légitimité démocratique. La généralisation et la légitimation d’une citoyenneté critique, et d’une certaine façon plus exigeante, a libéré sinon un certain potentiel de radicalité, en tout cas une plus grande familiarité avec ce répertoire d’opinions ou d’actions, notamment dans les jeunes générations. Aujourd’hui c’est à partir d’un triptyque articulant défiance, alternance du vote et de l’abstention, et protestation, que s’organise et s’exprime la politisation des jeunes. Cela ne leur est pas spécifique, mais ils amplifient ces tendances que l’on retrouve à l’œuvre dans l’ensemble de la population. Socialisés à la politique dans ce contexte, ils seront probablement des citoyens moins assujettis à la norme civique du devoir de voter et recherchant des modalités à la fois plus individualisées et plus expressives d’une citoyenneté en acte. La tentation de la radicalité est palpable au sein d’une jeunesse ayant le sentiment de ne pas être entendue sur des préoccupations aussi cruciales pour l’avenir telles que les questions environnementales et les conditions de leur insertion sociale, économique et professionnelle dans la société qui restent problématiques pour beaucoup de jeunes dans la France d’aujourd’hui.
Le rapport de la jeunesse avec la démocratie a-t-il évolué ?
Plusieurs études récentes ont en effet montré un affaiblissement tendanciel de la confiance dans les institutions politiques des régimes démocratiques et des attentes que les citoyens pouvaient espérer à leur endroit. Certes, la démocratie, en tant que projet politique, en raison même de l’ambition qu’elle porte – d’une part assurer le gouvernement de tous dans le respect du pluralisme et de la différence d’opinion, d’autre part garantir l’expression et la participation du peuple à la décision politique au travers du consentement à la représentation opérée par le vote – est structurellement déceptive. Mais tout laisse penser qu’il se passe aujourd’hui quelque chose de plus que cette seule déception intrinsèque. Tout d’abord, la crise sociale et économique devenue endémique entretient un ressentiment qui compromet, dans nombre de sociétés européennes, l’assurance pour les jeunes d’un avenir satisfaisant et la perspective d’une promotion par rapport aux générations les ayant précédés. Sur ce plan, la démocratie sociale en tant que projet politique est considérée par beaucoup comme n’ayant pas tenu ses promesses. Ensuite, la confiance démocratique est entamée par un sentiment diffus de dépossession des repères et des grands principes organisateurs des équilibres comme des clivages sociaux traditionnels en vigueur dans les sociétés occidentales. La mondialisation et la globalisation économique ont brouillé les cartes et sont perçues par beaucoup comme une menace plus que comme une ouverture bénéfique et prometteuse. Les demandes de recentrage national et de souveraineté alimentent les populismes de tous ordres de plus en plus attractifs pour les populations, et pour nombre de jeunes. La démocratie se trouve de fait concurrencée par d’autres modèles, notamment ceux remettant en cause les vertus de ses rouages comme de ses institutions. Si celle-ci est toujours considérée par une majorité de jeunes comme le meilleur régime politique possible, malgré ses défauts et ses failles, on compte néanmoins une proportion significative d’entre eux, environ un tiers, qui admet que d’autres régimes pourraient être aussi bons. Cette ouverture à d’autres modalités et à d’autres principes d’organisation du pouvoir se double chez les jeunes d’une plus grande acceptation de l’éventualité d’un leadership autoritaire : entre trois et quatre jeunes âgés de moins de 35 ans peuvent envisager bénéfique pour le pays un homme fort ne se préoccupant ni du Parlement ni des élections contre seulement un quart parmi les 60 ans et plus. La conjugaison de ces deux éléments suggère une déconsolidation démocratique qui serait bien à l’œuvre dans le renouvellement générationnel.
Ces différents symptômes de la déconsolidation démocratique qui opère ne sont pas sans paradoxes. Des signes d’attachement à la démocratie apparaissent toujours actifs et prépondérants, et notamment la sacralisation d’une valeur vitale pour les jeunes, la liberté, alors même que s’expriment dans le même temps des tentations extrémistes, populistes, autoritaires.
Les jeunes apparaissent comme la catégorie votant le moins ; mais, dans l’ensemble leur vote se distingue-t-il radicalement de celui du reste de la population ?
La dernière élection présidentielle est révélatrice de tous ces signes et symptômes d’une profonde décomposition du système politique et des évolutions les plus repérables du rapport des citoyens au système politique : forte abstention, rejet de l’offre électorale des partis classiques de gouvernement, vote de rejet et de protestation se portant sur les forces extrémistes et radicales aux deux bouts de l’échiquier politique. La façon dont les jeunes ont abordé cette élection et la façon dont ils s’y sont exprimés ne fait qu’amplifier les choix et les comportements de l’ensemble du corps électoral lors des deux tours de scrutin. Ce sont entre trois et quatre jeunes sur dix de moins de 35 ans qui sont restés en dehors de la décision électorale, cela sans compter la part des non-inscrits ou des mal inscrits qui reste importante dans ces classes d’âge.
Parmi les jeunes qui ont voté, 60 % des 18-24 ans et 65 % des 25-34 ans se sont portés dès le premier tour sur les candidats des deux forces radicales, avec une prépondérance de suffrages pour Jean-Luc Mélenchon (respectivement 34 % et 31 % contre 17 % et 27 % pour Marine Le Pen)1. Comme chez leurs aînés, les partis classiques de gouvernement ont été délaissés (respectivement 2 et 1 % de suffrages pour Anne Hidalgo et 2 et 4 % pour Valérie Pécresse). Enfin, le vote pour le président sortant est inférieur en nombre de suffrages exprimés à celui que l’on observe dans l’ensemble de l’électorat (25 % des 18-24 ans et 22 % des 25-34 ans).
Il faut noter l’absence d’un ralliement significatif au vote écologiste (seulement 7 % des 18-24 ans et 6 % des 25-34 ans contre 4,5 % dans l’ensemble de l’électorat). Le candidat Yannick Jadot n’a pas su engranger à son profit la préoccupation pourtant majeure pour les jeunes de l’écologie. Si le vote utile à gauche a pu jouer, il faut néanmoins voir à cet endroit une relative déconnexion entre la mobilisation dont sont capables les jeunes dans la rue ou au travers d’autres formes d’expression et la réponse électorale stricto sensu. Le choix de la radicalité, y compris dans les urnes, a pu l’emporter, ce qui est en soi un signe d’approfondissement de la crise de la représentation politique.
Au second tour, si les 18-24 ans ont privilégié le vote Macron (59 % des suffrages exprimés contre 41 % pour Marine Le Pen), les jeunes plus âgés, entre 25 et 34 ans, ont en revanche donné leurs voix en majorité à la candidate du Rassemblement National (51 % contre 49 % pour Emmanuel Macron)2. Dans ce temps charnière où les conditions d’entrée dans la vie sociale et professionnelle les jeunes sont confrontés à de nombreuses incertitudes et vulnérabilités et l’exutoire de la protestation dans les urnes est un recours pour se faire entendre face au malaise ressenti. Mais nombreux sont ceux qui lors du tour de scrutin décisif pour la désignation du chef de l’Etat sont restés silencieux. Le risque de déconsolidation démocratique est aussi à cet endroit. Dans l’indifférence.
Propos recueillis par Arthur Delaporte
1 – Sondage Elabe, Sondage Jour du vote, 1er tour présid., 10 avril 2022.
2 – Sondage Elabe, Sondage Jour du vote, 2e tour présid., 24 avril 2022.