Samuel B. H. Faure est maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye (Cergy Paris Université) et chercheur au sein du laboratoire CNRS Printemps (Université Paris-Saclay). Pour plus d’informations : https://samuelbhfaure.com.
Aujourd’hui, il est commun de dire que l’OTAN n’a pas su accueillir l’Ukraine – ainsi que la Géorgie – en 2008. Isolées, cela a entraîné la déstabilisation post-Maïdan de l’Ukraine en 2014 mais surtout l’invasion totale du pays par la Russie en 2022. Que peut-on dire de l’UE : a-t-elle raté des moments-clés pour empêcher le retour de la guerre en Europe ?
La guerre en Ukraine n’a pas transformé le mode de gouvernement de la politique européenne de la défense qui demeure intergouvernemental. Cela signifie que les vingt-sept États membres de l’UE sont au cœur de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Au sein du Conseil européen et du Conseil (informel) des ministres de la Défense, les décisions se prennent à l’unanimité et par consensus. Pas facile d’être « réactif » sur des sujets aussi sensibles qu’une guerre conventionnelle de haute intensité aux frontières de l’UE quand il faut trouver des positions communes partagées par vingt-sept acteurs politico-militaires souverains et aux cultures stratégiques qui peuvent diverger. On est loin de la verticalité et de la centralité du pouvoir national construit par les institutions et la pratique de la Ve République qui permet à un chef de l’État d’« entrer en guerre » en quelques heures.
En outre, la PSDC a pour rôle, depuis sa création il y a une vingtaine d’années, d’assurer le maintien de la paix à la suite d’un conflit armé ou d’une guerre à l’extérieur des frontières de l’UE, principalement sur le continent africain. Ces missions de maintien de la paix ont contribué à ce que l’UE obtienne le prix Nobel de la paix en 2012 mais sont bien différentes de l’objectif politique consistant à assurer la défense du territoire européen qui demeure la responsabilité stratégique de l’Alliance atlantique (OTAN). Ce faisant, si certains considèrent que l’UE demeure un « nain géopolitique » (caractérisation discutable), il s’agit de la conséquence des décisions (ou des non-décisions) prises par les représentants des États membres de l’UE (causalité indiscutable).
Dans cette configuration institutionnelle, l’UE a des marges de manœuvre limitées pour agir sur les enjeux militaires. Toutefois, elle se présente comme une arène de négociations interétatiques privilégiée dans la mesure où elle peut articuler la question stratégique aux autres enjeux d’action publique constitutifs de la guerre (aide humanitaire, inflation, question alimentaire, flux migratoires, etc.). Par ailleurs, l’UE ne représente pas un espace politico-administratif transatlantique mais européen, différence qui n’est pas négligeable pour ceux qui se donnent comme ambition politique de construire, ce qui est aujourd’hui convenu d’appeler « autonomie stratégique » ou « souveraineté européenne ».
Si bien qu’en amont du 24 février 2022, l’UE n’avait pas plus de responsabilités que la mairie de Paris ou la région des Hauts-de-France – je me veux ici volontairement provocateur – pour empêcher le retour de la guerre en Europe. Si responsabilités stratégiques il doit y avoir, c’est aux acteurs politiques étatiques qui ont sous-estimé la « menace russe » – en particulier à l’Ouest de l’Europe y compris à Paris. Malgré l’annexion de la Crimée en 2014, et un niveau de conflictualité qui est demeuré élevé depuis, on se souvient que Vladimir Poutine a été invité à Versailles quelques semaines après l’élection présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017, puis à nouveau au Fort de Brégançon en 2019.
Depuis, a-t-elle pris les dispositions suffisantes, au regard de ses compétences et de ses ressources, pour dépasser son statut de soi-disant « nain géopolitique » ?
Depuis l’attaque des forces armées russes en Ukraine, le 24 février 2022, ce qui est frappant – constat largement partagé par les spécialistes de la politique européenne – c’est l’étonnante et inattendue réactivité de l’UE. Alors que l’UE avait répondu avec lenteur et en ordre dispersé aux autres crises qui l’ont affectée depuis le début du XXIe siècle – Grande Récession, attaques terroristes djihadiste, Brexit, crise migratoire, pandémie liée à la Covid-19, etc. –, force est de constater qu’il en a été différemment vis-à-vis de la guerre en Ukraine.
Le Conseil européen a réagi en quelques jours – pour ne pas dire en quelques heures – à la suite du déclenchement de la guerre. Une coordination efficace a été menée entre le Conseil européen (Charles Michel) et la Commission européenne (Ursula von der Leyen), ce qui là aussi, n’allait pas de soi. Plusieurs paquets de sanctions économiques ont été, ainsi, décidés. De plus, un instrument extra-budgétaire créé en 2020, la Facilité européenne pour la paix (FEP) a été utilisée pour transférer plusieurs milliards d’euros d’équipements militaires aux forces armées ukrainiennes.
Le 1er juin 2023, le Parlement européen a adopté un projet de loi (règlement) en faveur de la production de munitions (ASAP) sur proposition de la Commission européenne. Réglementation qui vise à renforcer les capacités militaires européennes dans un contexte où si l’idée d’« économie de guerre » est davantage un récit politique qu’une réalité industrielle, les budgets militaires de l’ensemble des États européens sont en hausse. Ces initiatives sur le plan industriel complètent l’activation de la coopération structurée permanente (CSP) en 2017, ainsi que la création du Fonds européen de défense (FED) en 2018 (voir infographie page suivante).
Il ne s’agirait pas, pour autant, d’interpréter cette accélération des initiatives politiques et industrielles comme le symptôme évident d’une intégration européenne de la défense : « Enfin, nous avons une Europe de la défense ». Deux raisons essentielles nous invitent à prendre de la distance avec ce narratif politique : d’une part, comme le révèle l’infographie, si relance il y a depuis 2016-2017, la politique européenne de la défense a émergé à la fin des années 1990. D’autre part, il est intéressant d’observer qu’à l’exception du FED déjà mentionné, l’ensemble des instruments d’action publique européenne activés ou créés ces dernières années sont de nature intergouvernementale. C’est un type de défense européenne : par les États, pour les États.
Comment doit-on dorénavant penser l’architecture de sécurité européenne et pour quelle Union européenne (garantie pour l’Ukraine, pour d’autres États-candidats, sous quels formats), notamment avec l’apparition de la Communauté politique européenne ?
La question est éminemment complexe et dépend d’une série de facteurs à commencer par l’idée politique que l’on se fait de l’UE en ce qui concerne les questions militaires. Au sein du Parti socialiste et plus largement des gauches, les réponses politiques sont plurielles entre celles et ceux qui soutiennent une gouvernance intergouvernementale de l’UE et d’autres qui travaillent en faveur d’une intégration renforcée des structures politico-administratives et de la manière de prendre des décisions à la majorité qualifiée plutôt qu’à l’unanimité. Une dimension de ce questionnement n’est pas toujours prise au sérieux devenant, parfois, un angle mort de la réflexion stratégique et européenne : l’articulation des instruments et arènes d’action existants.
La sempiternelle question de l’articulation OTAN/UE n’est pas clarifiée en France. Les déclarations à l’emporte-pièce d’un certain nombre d’élus français de droite mais aussi de gauche, appelant à sortir du Commandement militaire intégré de l’Alliance ont toujours un certain écho dans l’espace public national. En cela, les variations dans les prises de position de l’actuel chef de l’État français, allant de la fameuse « mort cérébrale » de l’OTAN décrétée dans les colonnes de The Economist en 2019 jusqu’à considérer, depuis 2022, que la politique européenne de la défense n’est et ne doit être qu’un complément à l’OTAN, renforcent l’ambiguïté du positionnement de la France, l’incompréhension et donc la confiance des alliés de la France.
Sur le continent européen, les outils d’action européens se situant à l’extérieur de l’UE paraissent être utilisés avec une forme d’opportunisme quand une crise survient ou en fonction de certaines proximités politiques interpersonnelles au sommet des États, plutôt que s’inscrivant dans une « grande stratégie » à la cohérence établie. À ce sujet, le balancier entre un axe Paris-Berlin (qui a et a eu la préférence d’Emmanuel Macron et avant lui de François Hollande) et un axe Paris-Londres (plébiscité par Nicolas Sarkozy) est révélateur de cette inconstance.
D’ailleurs, le travail consistant à faire émerger et à institutionnaliser des relations trilatérales Paris-Berlin-Londres – peut-être plus urgentes et utiles que jamais depuis le Brexit – paraît être absent de l’agenda politico-diplomatique des pays concernés. Or, ce triumvirat pourrait se révéler adapté pour démêler des négociations difficiles. C’est le cas de l’actuelle compétition industrielle et politique entre un programme d’avions de combat du futur dirigé par le Royaume-Uni (le Tempest) et un autre coordonné par la France, l’Allemagne et comptant l’Espagne (le SCAF).
On peut aussi convoquer la redécouverte à intervalle distant de l’intérêt politico-stratégique de travailler dans le cadre du traité de Weimar (associant France, Allemagne et Pologne). Dans une configuration plus inclusive mais tout aussi intergouvernementale, on peut citer, comme vous le faites, la Communauté politique européenne (CPE) dont il s’agit de se montrer réservé sur le caractère innovant d’une telle initiative politique et plus encore de sa capacité à représenter un game-changer.
Au sein de l’UE, on observe le même caractère d’enchâssement institutionnel – la fameuse « Europe à géométrie variable » – qui porte l’espoir politique d’une certaine souplesse politique et d’une complémentarité stratégique, au risque de la concurrence voire de la fragmentation entre agendas politiques et logiques bureaucratiques. Ces considérations liées à la gouvernance de la politique européenne de la défense ne doivent pas être distinctes d’une réflexion sur les dispositifs et les pratiques démocratiques. En effet, ces dernières années, il a bien davantage été question des conditions d’émergence d’une « souveraineté européenne » que des dispositifs favorisant une « démocratie européenne ».
Dans moins d’un an, auront lieu les élections européennes – le vote se déroulera le 9 juin 2024 en France. Une opportunité pour les partis politiques de faire vivre la démocratie (européenne) autour d’un programme politique clair, ambitieux et transnational intégrant les enjeux stratégiques.
Propos recueillis par Thibault Delamare
L’Ours 530, juillet-août 2023, p.1-2.