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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE |
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Chili/Fuzier
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Claude Fuzier, le Chili et l’Amérique latine, de l’OURS à Bondy par Denis Lefebvre | | Claude Fuzier est un homme de l’ombre peu connu du plus grand nombre, même s’il a eu une carrière politique importante, à la fois dans sa famille politique (de la SFIO au Parti socialiste) et au plan électif puisqu’il a été maire de Bondy (1977-1995) et sénateur de la Seine-Saint-Denis (1977-1986, 1991-1995). |
| L’acteur au quotidien a aussi été un théoricien du socialisme, consacrant de nombreux écrits aux questions fondamentales qui se posent aux socialistes : rôle et organisation du parti, question du pouvoir, etc.
Tout naturellement, l’expérience du Chili de l’Unité populaire (1970-1973) et sa fin tragique l’ont marqué. Au sein de l’OURS et de la tendance (ultra minoritaire…) qu’il animait, la Bataille socialiste, il a mené une réflexion sur les enseignements à tirer de cette expérience. Une réflexion sans doute trop originale, qui n’a guère été entendue à l’époque…
Parallèlement, l’élu socialiste a agi dans sa commune en faveur des exilés chiliens. Action reconnue par les plus importantes personnalités chiliennes, comme en atteste cette lettre que lui a envoyée le 26 novembre 1988, par Ricardo Lagos, futur président du Chili, alors président du PPD Chili : « Vous représentez un de ceux qui nous ont accompagné depuis 1973, et nous tenons à vous remercier du plus profond de nos cœurs. Nous savons que dans ce chemin qui nous reste à parcourir, nous pourrons continuer avec vous et avec la ville de Bondy, soutien des peuples et causes de l’Amérique latine ». De son côté, la veuve du président Allende a envoyé à la même époque au sénateur-maire de Bondy quelques lignes lui exprimant sa « reconnaissance et son admiration pour (son) soutien à la cause démocratique chilienne »
Cette action, Claude Fuzier l’a menée au nom d’un internationalisme sans faille, qui l’amènera aussi à aider, toujours à sa place, des émigrés d’autres pays d’Amérique latine, notamment d’Argentine.
Les parcours d’un socialiste atypique La politique a dominé la vie de Claude Fuzier… c'est une tuberculose contractée au sortir de l'adolescence qui en a décidé ainsi, alors qu'il se destinait à des études d'histoire, et voulait être professeur. Il réussit à obtenir une licence et un diplôme d'études supérieures d'histoire, pense préparer l’agrégation d’histoire, mais l’administration lui fait savoir que sa tuberculose dite « ouverte » lui interdit de participer à tout concours d’État : le privé s’impose donc. Il entre aux NMPP (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne) en 1946.
Dès cette époque, il a rejoint les rangs du Parti socialiste SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière. Il s'impose peu à peu, comme militant politique et syndical. Syndical ? C'est, dès 1947-1948, l'adhésion naturelle à Force ouvrière, Confédération qu'il ne quittera jamais. Il refuse la mainmise du politique sur le syndicalisme, et donc du mouvement communiste sur le syndicat. Dans cette guerre froide naissante, il a choisi son camp, et ne changera d'opinion que lorsque le mouvement communiste évoluera. Jusque-là, il y a une guerre à mener. Le militant syndical participe aussi à la vie de son Parti. Secrétaire des Jeunesses socialistes de la Seine en 1948, il s'attelle à la reconstruction des groupes socialistes d'entreprise, dont il devient le responsable pour la région parisienne puis au plan national, entre 1951 et 1958.
1956 voit une nouvelle étape dans sa vie politique et sa carrière. Il entre au cabinet d'Albert Gazier, ministre des Affaires sociales dans le gouvernement de Front républicain présidé par Guy Mollet. L'année suivante, il accède au secrétariat général de la fédération socialiste de la Seine. Dans le même temps, ses talents de propagandiste et de journaliste se voient reconnus. En 1957, il devient éditorialiste du quotidien de la SFIO, Le Populaire de Paris. De 1963 à 1970, il en sera rédacteur en chef, participant aussi à l'aventure de l'hebdomadaire Démocratie. Au fil des années, il s'est révélé être un grand analyste du quotidien, par ses éditoriaux au style incisif. Il terminera sa carrière de journaliste à L'Unité, l'hebdomadaire du Parti socialiste né à Epinay, où il traitera surtout des problèmes de politique étrangère.
Le journaliste Claude Fuzier était la plume de la SFIO, assumant en toute liberté cette responsabilité, même quand il n'était pas d'accord avec la ligne politique de son Parti, ce qui lui arriva à de nombreuses reprises entre 1956 et 1962. Mais il appliquait en permanence cette phrase de Léon Blum : "On n'a jamais raison contre son Parti."
Ce n'est qu'en 1962, la Guerre d'Algérie terminée et la SFIO entrant pleinement dans l'opposition, qu'il rejoindra Guy Mollet, pour s'intégrer au mouvement de rénovation et de rajeunissement du mouvement socialiste. Dans le même temps, sont enregistrés des signes de plus en plus concrets de changement au sein du mouvement communiste. Alors, s'ouvre une nouvelle phase : celle des contacts et des négociations. À côté de ses activités publiques et connues, Claude Fuzier entre dans l'ombre, une place qui lui convient tout à fait, convaincu comme l'a écrit de lui un jour le chroniqueur Philippe Alexandre, que "les grandes victoires se fabriquent laborieusement, et dans l'ombre". Choisi à la fois par le PCF et par Guy Mollet, il mène dès 1962 des négociations secrètes avec le PCF avec comme objectif d'étudier les conditions d'un rapprochement entre les deux partis séparés depuis 1920. Ce débat est de caractère idéologique : étudier en commun si ce qui a divisé les deux partis depuis la Révolution russe de 1917 reste encore d'actualité. Mais, dans le même temps, les deux partenaires apprennent à se retrouver, à travailler ensemble sur des objectifs précis. C'est dès cette époque, par exemple, que socialistes et communistes militent en commun dans certaines associations (contre la force de frappe, ou pour la liberté en Espagne, etc.). Des gestes concrets dans une démarche unitaire.
Claude Fuzier est de tous ces combats. Parallèlement, il agit dans le Parti socialiste. Membre du bureau du Parti depuis 1963, il partage tous les combats de Guy Mollet pour ancrer davantage encore la SFIO à gauche, et pour regrouper toutes les forces socialistes éparpillées dans divers regroupements, clubs, petits partis. Il faut refaire l'unité, mais une unité sur les valeurs socialistes. Sans état d'âme, il combat donc le projet de « grande fédération » tournée vers le centre, voulue par Gaston Defferre à partir de 1963. Il est l'un des animateurs de la Fédération de la gauche démocrate socialiste mise en place à partir de 1965 autour de François Mitterrand, dont il devient le secrétaire général entre 1968 et 1969.
Après 1969 et la disparition de la SFIO, il est secrétaire national du nouveau Parti socialiste dirigé par Alain Savary. 1971 voit son retrait de toute vie politique active au sein du Parti socialiste, même s'il est membre du bureau du Parti jusqu'en 1973. Il reste jusqu'au bout fidèle aux idées et au combat politique de Guy Mollet, au sujet duquel il a écrit en 1990 à Harlem Désir "qu'il avait plus le souci du faire que de paraître, quoi qu'il ait pu en coûter à sa réputation", et il participe à la mise en place, en 1969, de l'OURS, Office Universitaire de Recherche Socialiste, dont il devient président en 1990. Dans le même temps, il est sénateur de la Seine-Saint-Denis (1977-1986, 1991-1995), éphémère député, conseiller régional et conseiller général. Il a aussi – et surtout – été maire de Bondy (1977-1995), définissant une orientation politique tout à fait originale et exemplaire, qui a eu pour centre les jeunes populations de la commune, en vue de la création de citoyens responsables et exigeants. Il a aussi impulsé une intense et audacieuse politique culturelle (expositions, festival de cinéma, etc.), tout en se fixant un objectif prioritaire pour Bondy : aménager cette ville, après la grande période des constructions des années cinquante et soixante menée par son prédécesseur et ami Maurice Coutrot. Claude Fuzier, ce faisant, a tenu compte des réalités de son époque, les intégrant dans son schéma d’action, faisant de « sa » ville le laboratoire concret des idées qu’il avait élaborées au fil des années. Il se retire en 1995, et décède en janvier 1997.
Une carrière richement remplie, donc, mais finalement atypique, car jamais programmée, due, comme il le disait lui-même, à une succession de hasards, de ces hasards qui font une vie. Il savait certes ce qu'il voulait, et ce qu'il ne voulait pas. C'est ainsi qu'à la fin de 1968 il a refusé la proposition de Guy Mollet de prendre la direction du nouveau Parti socialiste qui allait se mettre en place en 1969. Il n'en avait pas envie, et voulait se consacrer à autre chose.
Cette carrière ne doit pas occulter sa personnalité, sans cesse partagé entre le désir de l'action et celui de la réflexion théorique, dans la quiétude de son bureau. Les lois de la vie étant que l'homme agisse, s'investisse dans la vie de la cité, cet être singulier s'est forcé en permanence, portant la parole à qui le lui demandait, mobilisant les énergies, rédigeant des articles innombrables. Cependant, il s'est toujours voulu à la marge, sorte d'observateur parfois un peu ironique sur les hommes et sur l'évolution des structures qu'ils se donnent.
Réflexions sur le coup d’État de septembre 1973 au Chili
Le contexte est connu, et les événements restent dans toutes les mémoires.
Rappelons simplement que l’événement éclate en 1973, dans un monde qui a disparu aujourd’hui, très politisé et structuré autour de partis politiques fortement idéologisés. Il en est de même dans la France de cette époque, bien sûr.
Au sein du Parti socialiste français, les débats sur le socialisme divisent, les points de vue s’affrontent, nous sommes dans une période où l’on parle de luttes des classes et des différentes voies de passage au socialisme. Dans le Parti socialiste né à Épinay en 1971, on s’enthousiasme encore pour la Révolution, on veut « changer la vie ». Allende est l’un des espoirs des militants.
En 1973, Claude Fuzier, encore journaliste à l’hebdomadaire du Parti socialiste, L’Unité. À côté de critiques littéraires, sous le pseudonyme de Georges Frameries, et d’articles historiques, il y traite surtout des questions internationales. Curieusement, on ne trouve dans cette publication, autour de septembre 1973, aucun article de lui sur le Chili…
Il est aussi l’un des animateurs de l’OURS (Office universitaire de recherche socialiste) créé en 1969 par Guy Mollet, et la voix politique d’une petite tendance du Parti socialiste, la Bataille socialiste. Ces deux organisations ont marqué très tôt leur intérêt pour l’expérience de l’Unité populaire, en y consacrant quelques articles, principalement sous la plume de Guy Bordes, qui a effectué au Chili deux voyages, en 1971 et 1972.
Dans L’OURS de septembre 1971, ce dernier consacre une chronique à un livre de Régis Debray récemment paru, Entretiens avec Allende sur la situation au Chili. En octobre, il publie un article intitulé « Guy Bordes au Chili : à l’heure des choix ». Le mois suivant, on note une étude sur la constitution chilienne. Guy Bordes publie également deux textes dans le journal de la Bataille socialiste, en novembre 1972 et janvier 1973. | Article de Guy Bordes paru dans La Bataille socialisten°5 (novembre 1972) | À la lecture de ce dernier (« Des conclusions provisoires »), on mesure l’inquiétude qui s’installe, sur le sens de l’action menée par l’Unité populaire : « Du reste, on peut se demander, à la lumière notamment de la comparaison du programme de l’Unité populaire avec celui de la gauche unie en France, lequel apparaît bien plus audacieux, si cette voie vers le socialisme n’est pas à ranger dans la catégorie des mythes politiques. Car l’essentiel du contrat rempli, à savoir la nationalisation du cuivre et l’engagement de la lutte active pour l’indépendance, on semble acculé à l’impasse. Ce qui nous permet, une fois de plus et en guise de conclusion provisoire, de poser la question que tout socialiste a présente à l’esprit : aller au gouvernement, pourquoi faire ? » Cette question du « pouvoir » est omniprésente dans les comportements et analyses de ce courant de pensée socialiste.
Dès le coup d’État de septembre 1973, le mensuel de l’OURS publie un texte à sa « une », encadré de noir. | "Les démocrates en deuil ", l'OURS, septembre 1973 | En voici l’essentiel, sous la plume de Claude Fuzier :
« Un homme est mort et ses assassins sont probablement convaincus d’avoir tué avec lui l’idéal qu’il représentait et l’expérience qu’il tentait. C’est parce qu’il était démocrate, socialiste et marxiste que Salvador Allende a été abattu. C’est en démocrate, en socialistes et en marxistes qu’il nous faut tirer les leçons de l’événement. Pleurer avec les siens, sa famille, son parti et le peuple chilien, c’est le premier réflexe de tous ; Organiser la protection et la solidarité mondiales, c’est ce qui doit venir immédiatement après ; Mais, plus encore, il faut faire en sorte que le crime ne paie pas et que se soit rendu impossible le renouvellement de semblables drames. »
Dans les pages intérieures de cette publication de l’OURS, rédigée quelques jours après le coup d’État, on note deux articles éminemment politiques sur les événements qui viennent de se dérouler. Le premier, sous la plume de Denis Cépède, alors secrétaire général de l’OURS. Il y développe des idées chères à l’OURS et à la Bataille socialiste : il ne faut pas être légaliste pour deux. | Denis Cépède, a/s du Chili, L'OURS, août-sept 1973 | De son côté, Claude Fuzier publie un long article, « Chili : de septembre 1970 à septembre 1973, les conditions d’un combat socialiste ». Cet article permet dans un premier temps de mesurer le travail effectué à chaud par le journaliste, et sa maîtrise des techniques de l’information, nourrie de sa connaissance de l’histoire du pays. Quelques jours après le coup d’État, en effet, il est en mesure de rédiger un article de synthèse de plusieurs pages sur le Chili : son économie, la constitution de l’unité populaire, l’armée, le coup d’État. | Fuzier, Chili, septembre 1973 | Mais il entre aussi dans le vif du sujet, pour nourrir les réflexions des socialistes, quand il écrit en conclusion :
« En fait, le gouvernement d’unité populaire s’est partout heurté à des structures et un appareil qui ne lui appartenaient pas. Élu par une minorité sur la base d’un programme minimum ne permettant pas le passage à une société socialiste, il a heurté dans la pratique la classe bourgeoise et ses compagnons de route par l’affirmation que l’expérience devrait conduire au socialisme, ce qui était inexact, et par la contradiction évidente entre son souci de légalisme et la réalité que constituait la pression de la partie des masses populaires qui s’était convaincue que la marche vers le socialisme était commencée. Demi-succès électoral, demi-programme, demi-mesures : on ne pouvait guère faire plus, faute d’un consensus largement majoritaire. Reste alors posée cette question que Léon Blum aborda franchement avant 1936, au prix d’une formule qu’on lui reprocha souvent : « Nous serons les gérants loyaux du régime capitaliste », mais qui avait pourtant l’avantage de la lucidité alors que le programme du Front populaire, sur lequel s’étaient faits le compromis entre les partis coalisés et le succès électoral, ne comprenait aucune remise en cause des structures institutionnelles, politiques et économiques de la société capitaliste française. Trente-cinq ans plus tard, la leçon paraît conserver beaucoup de valeur. »
Dans le débat qu’il ouvre, mais il ne sera guère suivi, Claude Fuzier veut donc tirer les leçons politiques du 11 septembre, et le faire pour la France, au niveau théorique. Il entend en effet, à propos de la tragédie chilienne, ne pas en rester au niveau d’une solidarité symbolique, relevant plus de la cérémonie funèbre que de l’analyse, ni même s’ériger en juge, aux sentences faciles et indécentes, alors que des Chiliens sont les victimes d’une répression aveugle.
On peut résumer sa position autour de quelques points fondamentaux. Le projet d’action pour une équipe gouvernementale au pouvoir nécessite que l’on n’accède à ce pouvoir que si l’on y est porté par une majorité consciente. Le programme socialiste ne peut se contenter d’attirer à lui des suffrages, il faut qu’il exprime clairement ce qui sera accompli, sans dissimuler les difficultés, en un mot qu’il développe à la fois la conscience et la volonté socialiste.
Clair, le programme doit également l’être sur la société que les socialistes veulent construire. Dire ce que l’on fera dans les années qui suivent l’accession au pouvoir est nécessaire. Expliquer avec précision vers quelle organisation sociale ils entendent conduire le pays ne l’est pas moins. Cela signifie qu’il faut compléter les discussions programmatiques avec les partenaires du Parti socialiste, par des discussions, certes plus difficiles et plus longues, sur la nature du socialisme à construire. Enfin, sachant ce que les socialistes veulent, il faut savoir avec qui ils le veulent : un Parti socialiste ne peut accéder au pouvoir par une conjonction de mécontentements divers et hétérogènes.
Hanté en permanence par la période antérieure (celle de la IVe République, pour être clair), Claude Fuzier considère que l’électoralisme tous azimuts est un danger mortel. Il faut dès aujourd’hui, par conséquent, faire une analyse de classe de la société, en s’interrogeant sur l’une de ces énigmes : qu’appelle t-on classe moyenne, quelle place et quel rôle lui accorde t-on dans la société ?
Quelques mois plus tard, en février 1974, l’OURS consacre un Cahier & Revue spécial à « L’expérience chilienne : le gouvernement de Salvador Allende ». Ce Cahier est le fruit du travail d’une équipe ayant réuni : Joseph Begarra, Guy Bordes, Pierre Cousteix, Yves Durand, Michel Fichand, Jean-René Hamon et Pierre Rimbert. L’objectif de cette publication est « de replacer la brève expérience de l’Unité populaire dans un cadre aussi large que possible, dans une continuité devant permette une compréhension nette de ce que fut le gouvernement d’Allende. (…) La mort héroïque d’Allende, la férocité du putsch militaire doivent orienter notre réflexion vers ce que doivent être les éléments d’une pensée et d’une action efficacement révolutionnaires. »
Études de synthèse et analyses se succèdent dans cette publication. On note tout particulièrement deux longs articles : « Causes et raisons de l’échec des l’expérience chilienne d’Unité populaire » et « Y a-t-il une leçon à tirer du drame chilien ? » | L'OURS, Y-a-t'il des leçons à tirer du drame chilien | La tendance de la Bataille socialiste se mobilise aussi dans ce débat. Directement impliquée dans la vie du Parti socialiste, elle réfléchit en termes différents que ceux avancés par l’OURS, qui n’est pas une tendance. Pour la BS, la question essentielle est la suivante : peut-on construire le socialisme dans un pays en respectant la légalité ? Dès le 14 septembre, Claude Fuzier envoie aux correspondants de la Bataille socialiste un article qui se termine ainsi :
« Pris dans le piège d’une légalité qui n’est pas la leur, qui truque la démocratie en faisant croire qu’elle est la démocratie et que ses fondateurs sont toujours prêts à violer au nom d’une légitimité supérieure, les forces de gauche dans le monde seront-elles condamnées éternellement à osciller entre la défaite, la compromission et la prise du pouvoir par la force ? Et ne vaudrait-il pas mieux qu’on sache enfin attendre aux portes de ce pouvoir qu’une majorité réelle soit acquise à l’idée d’un changement sans concession, c'est-à-dire un changement qui rejette aussi la fausse image de la démocratie légale inventée par les penseurs et les activistes du capitalisme. Ce changement, Salvador Allende, nouveau martyr de la cause de la liberté, et la gauche chilienne souhaitaient sans aucun doute le faire : en s’inclinant devant la règle du jeu créée par d’autres, ils n’en avaient plus les moyens. »
Quelques jours plus tard, le 19 septembre, Claude Fuzier revient à la charge, cette fois publiquement, en publiant une tribune libre dans Le Monde, sous le titre : « Le changement impossible ». Il y développe les mêmes idées. Ces positions ne rencontrent guère d’écho auprès des militants et cadres du Parti socialiste.
Le journaliste Philippe Tesson, alors au Canard enchaîné, s’en empare cependant, pour les tourner en dérision, ou plutôt profite de cette occasion de se gausser de Guy Mollet, un des animateurs de la Bataille socialiste, en le présentant comme un « ultra » qui prépare la révolution. Claude Fuzier lui répond par une lettre personnelle en date du 12 octobre 1973, entendant mettre les choses au point. | Fuzier, lettre à Philippe Tesson, 1973 | Tels sont les enseignements essentiels du 11 septembre 1973 tirés par Claude Fuzier, l’OURS et la Bataille socialiste. Posés en ces termes, ils n’intéressent pas grand monde dans la famille socialiste. Certes, celle-ci a ressenti comme une blessure le coup d’État, elle s’indigne, elle condamne, elle aide les Chiliens (restés au pays ou en exil), elle s’inquiète même pour son propre avenir en cas d’accession future au pouvoir (au point que nombre de militants socialistes, en 1981 encore, pas uniquement par boutade, parleront des « stades » et de l’éventualité d’un coup d’État militaire en France). Mais elle est désormais dans une autre logique, plus immédiate, sans se préoccuper des questions doctrinales. Le réel s’impose, sans remettre en cause le système dominant. Surtout, la position défendue par la Bataille socialiste n’avait pas beaucoup de chance d’être écoutée, ou entendue par les socialistes, dans la mesure où elle n’était guère exaltante à court ou à moyen terme : après tant d’années de pouvoir exercé par la droite, nombre d’entre eux trouvaient que l’heure de l’alternance était légitimement venue. Mais les conditions et les précautions mises par Claude Fuzier et ses amis étaient telles que cette alternance paraissait reportée aux calendes grecques… La génération des dirigeants des années soixante-dix, alors en pleine lancée de conquête du pouvoir, ne pouvait pas le supporter. Même s’il ne partageait pas cette position, Claude Fuzier cherchait toujours à la comprendre. Il m’a en effet déclaré en 1991 : « Pourquoi le leur reprocher ? Nos histoires étaient indéfendables, si l’on tient compte à la fois des ambitions légitimes personnelles et de l’aspiration à prendre les affaires de l’État ».
1983 : de nouveaux débats à l’OURS 10 ans plus tard, en septembre 1983, l’OURS organise un colloque sur le Chili, qui s’est tenu, symboliquement, à la mairie de Bondy. Claude Fuzier est le premier magistrat de cette commune depuis 1977.
Cette manifestation, il faut le noter, a été la seule qui ait été organisée en France pour l’anniversaire du coup d’État. On note, parmi les participants, Français et Chiliens : Jacques Chonchol, Gonzalo Arroyo, Antoine Blanca, Alexandre Dorna, Pedro Miras, Michel Cépède, Adrien Spinetta, Antoine Blanca, Véronique Neiertz. Les actes en ont été publiés dans deux Cahier & Revue de l’OURS (n° 147, janvier 1984, et 148, février 1984).
Deux séances ont été organisées : la première a permis de dresser un bilan de 10 ans de dictature au Chili (à partir d’un exposé introductif de Jacques Chonchol (ancien ministre de Salvador Allende et directeur de l’Institut des Hautes études d’Amérique latine), la seconde a été consacrée aux perspectives de restauration de la démocratie au Chili.
Dans le débat, Claude Fuzier intervient à plusieurs reprises. Tout d’abord, il donne son sentiment sur l’utilité éventuelle de cette rencontre :
« Quand un journaliste m’a interrogé pour savoir si le fait que je recevais cette conférence à Bondy avait une importance quelconque pour des gens vivant dans les faubourgs de Santiago, ma première réponse a été de dire que cette rencontre n’allait pas changer demain quoi que ce soit. Mais ma deuxième réponse est que le débat qui en résultera entre des Français et des Chiliens va contribuer à éclairer un peu les choses, à apporter une ou deux idées supplémentaires. Et ce sont les idées qui feront marcher demain les gens à Santiago.
On n’a jamais fait marcher les gens autrement que sur des idées. C’est ce qu’il faut répondre à ceux qui pensent qu’on fait marcher les gens uniquement sur des problèmes matériels. »
Un peu plus loin, il évoque la succession de Pinochet : « On ne peut pas, pour la transition, pour une période qu’on ne peut pas définir en temps, sembler suggérer une solution qui aboutirait à reprendre le chemin parcouru par l’unité populaire, car c’est l’image qui ferait immédiatement réintervenir la puissance extérieure. Il ne faut pas non plus donner le sentiment de la revanche. Cela nos camarades espagnols l’ont parfaitement compris, en ne donnant pas le sentiment du retour à la République antérieure. (…) Ce serait une des raisons d’explosion. »
Donc, dans son esprit, la priorité est le retour à la démocratie, sans que le socialisme soit à l’ordre du jour.
L’INCLA, Institut culturel latino-américain
Après ce colloque, la ville de Bondy devient le centre d’un bouillonnement autour du Chili et de l’Amérique latine.
Un an plus tard, le 1er octobre 1984, est créé à Bondy l’INCLA, Institut culturel latino-américain.
Un document interne rédigé avant la création, permet de situer le cadre général de cet institut :
« La ville de Bondy fidèle à cet égard à la tradition d’accueil de la France s’est particulièrement distinguée non seulement en procurant des logements à un grand nombre de Latino-américains, mais également par le souci constant qu’elle a démontré de les associer à la vie sociale en France.
En outre, la municipalité de cette ville s’est assignée de manière permanente la tâche de révéler la tragédie latino-américaine dans ses luttes historiques pour affirmer le droit des nations à l’existence et à la définition de leur propre destin. Nombreux sont les exemples de l’activité constante développée par M. Fuzier pour sensibiliser ses habitants sur la place qu’occupe l’Amérique latine dans la société contemporaine actuelle et leur faire connaître la diversité, la richesse culturelle et les valeurs humaines de ses peuples aujourd’hui en jeu.
Aussi, en gage de reconnaissance partielle et même modeste envers l’attitude solidaire de la commune de Bondy et à titre de contribution à sa vie culturelle, nous proposons la création d’un institut culturel latino-américain. »
Le choix de la ville de Bondy n’est pas innocent, et Claude Fuzier en a eu pleinement conscience, portant l’institut sur les fonds baptismaux, et lui apportant l’appui total de la ville. Il a délégué au conseil d’administration quelques-uns de ses plus proches collaborateurs et des élus socialistes. Pour permettre à l’INCLA de mener à bien ses activités, un permanent a été rétribué, et de vastes locaux (une ancienne pharmacie propriété communale) de plusieurs centaines de mètres carrés situés sur la Nationale 3, dans un lieu particulièrement fréquenté, lui ont été attribués pendant plusieurs années.
Au vu de documents établis par l’INCLA à sa création, on note que les activités de cet institut seront tournées vers les établissements scolaires et culturels de la commune, mais aussi vers les associations. L’institut cherchera aussi à rayonner en région parisienne. Les diverses activités de l’Institut seront menées dans les sections suivantes : arts plastiques, audiovisuel, arts et expression populaire, musique et spectacles, réflexion et débats.
L’INCLA entendait recueillir, préserver et diffuser tous les genres d’expression de la culture latino-américaine ; élaborer et mettre en pratique conjointement avec les autorités locales de Bondy un plan destiné à faire connaître et à propager les œuvres et les valeurs culturelles de l’Amérique latine. L’un des objectifs est aussi de constituer un lieu de rencontres, d’échanges, de débats et de création pour tous les artistes et intellectuels résidant en France ou s’y trouvant de passage. À cet égard, l’INCLA accueillera pendant quelques semaines un peintre cubain, Manuel Mendive, qui réalisera une immense fresque racontant la naissance la naissance du continent latino-américain. D’autres œuvres seront aussi réalisées, toutes exposées dans l’Hôtel de Ville.
Cette initiative de l’INCLA, dès le début, n’a pas été que chilienne. Elle a été tournée vers l’ensemble de l’Amérique latine, car nombre de pays souffraient de dictatures. Avait par exemple été intégré dans le conseil d’administration un représentant de la démocratie du Paraguay, Ruben Bareiro Saguier, devenu ensuite ambassadeur de son pays en France.
Un internationalisme sans faille Dans l’esprit de Claude Fuzier, il ne fallait en effet rien dissocier.
Ouvrons une parenthèse rapide, pour éclairer sa démarche. Dans les tragédies vécues ces dernières décennies par l’Amérique latine, il y en avait alors une autre, liée à l’Argentine. À sa place, en militant et en citoyen du monde, après une intervention d’Antoine Blanca, alors animateur de la Fédération nationale des élus socialistes et républicains (FNESR), Claude Fuzier a fait embaucher par la ville de Bondy, pour plusieurs années, un homme qui venait d’être banni de son pays après une intense campagne de mobilisation internationale : le sénateur Hipolito Solari Yrigoyen. Cette personnalité importante a pu vivre son exil en France un peu mieux et porter la parole de la démocratie argentine à travers le monde grâce à l’aide financière apportée par Bondy. Comme tout ou presque (au moins dans l’esprit de Claude Fuzier) passait par la culture, Hipolito a été l’un des artisans d’une grande exposition de peintures et de sculptures (intitulée « Expression libre de l’art latino-américain ») qui s’est tenue à Bondy en mars 1979. | Bondy et le soutien à l'Amérique latine | Culture encore, quelques années plus tard, avec l’organisation début 1986, dans le cadre du festival annuel de cinéma de la ville, d’une session sur les cinémas d’Amérique latine. Un an plus tôt, avait été initiée une tentative de jumelage avec une commune de la banlieue de Buenos Aires : un geste politique de la part de Claude Fuzier, qui était pourtant hostile aux jumelages. | Fuzier, cinéma et Amérique latine | Il a suivi de très près les activités de l’INCLA, plus que le président d’honneur qu’il était officiellement. Nombre de réunions se sont tenues dans son bureau à la mairie. Il a été présent à chaque manifestation, accueillant les hôtes de passage.
C’est un fait : l’INCLA n’a sans doute pas rempli les missions fixées à l’origine, n’a pas rendu à la collectivité, notamment de Bondy, les services qu’elle pouvait en attendre et ne s’est pas suffisamment intégré dans la vie locale. Nous n’avons ainsi jamais pu obtenir de nos amis latino-américains la mise en place de cours d’espagnol en direction des Bondynois. Mais l’institut a permis à nos amis de disposer d’un lieu où ils puissent engranger et valoriser leur matériel, notamment culturel. Et, sur un plan plus général, nous avons pu leur donner des locaux où ils puissent se retrouver, car Claude Fuzier avait compris (c’était le fruit de sa vieille expérience, ayant connu et aidé dans sa vie politique les antifascistes espagnols, grecs ou portugais) que l’exil entraîne souvent l’isolement et le délitement progressif des valeurs collectives. Sur le plan de l’existence des exilés, l’INCLA a au moins rempli son contrat. Il a aussi joué un rôle non négligeable dans l’organisation de diverses manifestations souvent d’ordre culturel : expositions dans ses locaux ou à la mairie, organisation d’une semaine mexicaine après un tragique tremblement de terre, etc.
Le Musée international Salvador Allende L’INCLA a aussi été partie prenante dans la sauvegarde d’une partie du patrimoine culturel latino-américain, en hébergeant pendant plusieurs années à Bondy le Musée international Salvador Allende.
L’histoire de ce musée reste à écrire, tout au moins en français.
Ce musée est né en 1971 à Santiago du Chili sur une initiative de Salvador Allende pour montrer les avancées culturelles de l’Unité populaire.
Avant 1973, des oeuvres venant de nombreux pays ont été exposées au Chili. Mais toutes les toiles promises par les artistes n’ont pu arriver dans ce pays avant le coup d’État. C’est sans doute une chance, car elles auraient sans doute disparu ensuite. Elles ont servi après 1973 de base pour constituer le musée international Salvador Allende. D’autres œuvres ont été collectées ensuite, composant un singulier musée de l’exil et de la résistance, commençant une errance politique, avant d’aboutir à Bondy, pour repartir régulièrement pour d’autres expositions, en France et à l’étranger.
Ce musée a été stocké dans les locaux de l’INCLA, jusqu’au moment où cette aventure collective a commencé à s’effilocher lentement. Craignant sans doute des disparitions, voire des vols dans cette période bizarre qui s’ouvrait pour l’institut, et s’estimant responsable en tant que responsable de l’INCLA et maire de Bondy, Claude Fuzier a décidé de faire transférer les toiles dans un autre bâtiment communal, en l’occurrence les caves de la bibliothèque municipale, où elles sont restées pendant plusieurs années. Le Musée a ensuite quitté Bondy début 1990, grâce à un soutien financier débloqué par Jack Lang, alors ministre de la Culture, qui a permis de mettre les œuvres en caisse et de les retourner au Chili.
Cette aventure collective de l’INCLA n’a été qu’un aspect de l’action de Claude Fuzier en faveur de l’Amérique latine. Il n’a jamais voulu dissocier les débats théoriques de l’action concrète, les uns nourrissant l’autre, et réciproquement. Présentant une exposition sur l’art latino-américain qui s’est tenue à Bondy en 1979, il a écrit : « Nos mains se rencontrent et se serrent pour dire notre fraternité. »
Cette fraternité pouvait se manifester dans des activités culturelles ou de soutien à des êtres humains qui souffrent. Revenant sur ce point, Antoine Blanca soulignera par exemple en 1997 sa « générosité naturelle, discrète et sans faille » (L’OURS, janvier 1997, hommage à Claude Fuzier).
Mais l’homme était aussi un politique, entendant toujours retenir des faits, de la vie, des enseignements pour l’action et pour l’avenir. Il le faisait sans nuances, car il avait compris que la politique n’est pas l’art des nuances. Redonnons-lui la parole, à ce niveau du débat. Il a déclaré en 1983, au colloque de l’OURS sur le Chili : « Les nuances sont un luxe que s’offrent les hommes politiques dans les périodes où les choses vont ni trop mal ni trop bien. Lorsque l’histoire tranche, elle tranche sans nuance ». L’histoire a tranché en septembre 1973 au Chili. Mais Claude Fuzier a entendu en tirer ce qui pour lui étaient les vraies leçons, pour mieux préparer les chances du socialisme, mesurant l’action socialiste sur le long terme. Il l’a fait sans nuance certes, il n’a pas été entendu : là est la réalité. Il ne pouvait que l’entériner, tout en continuer à agir.
Denis Lefebvre
Pour en savoir plus sur Claude Fuzier
L’OURS, janvier 1997, numéro d’hommage à Claude Fuzier. Ce numéro spécial a regroupé une trentaine de témoignages d’amis. Bulletin du Centre Guy Mollet , n°30, décembre 1997. Ce numéro d’hommage, outre quelques témoignages supplémentaires, a reproduit certains textes et discours de Claude Fuzier, pour la période 1972-1997.
Denis Lefebvre, « Claude Fuzier, chroniqueur littéraire », recherche socialiste n°9, décembre 1999, pp. 85-94. Denis Lefebvre, « Bondy, de Coutrot à Fuzier », recherche socialiste n°19, juin 2002, pp. 41 à 46. Daniel Lindenberg, « Claude Fuzier et la question israélo-palestinienne », histoire(s) socialiste(s) n°1, novembre 1999. |
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